Quelques heures après avoir quitté une île, quand la nuit cherche à faire naître les premiers souvenirs d'un séjour prolongé, un sentiment diffus d'abandon commence à émerger mêlé d'un spleen aux contours vagues, un spleen qui ne dit pas son nom, qui n'a pas le temps d’imprégner la conscience de cette mélancolie typique des retours à la vie ordinaire. Et pourtant, si furtif soit-il, il nous traverse tel un embrun et nous laisse son parfum âcre, à peine perceptible, sa petite marque enfouie sous le sable des clepsydres qui rythment nos vies de labeur. Cet embrun sommeille en nous pour toujours dès que nous quittons cette terre isolée et encerclée par une mer ou un océan. Il manifeste sa présence timidement sitôt notre retour achevé, puis s'estompe rapidement dès que le souvenir de l'île s'éloigne, mais ne cesse de refaire surface à chaque nouveau séjour. Il se sédimente, s'épaissit, s'alcalinise en nous sans que nous n'y prenions garde, à mesure que nos fréquentations se font nombreuses et prolongées.
D'où vient cette particularité du spleen des îles, je l'ignore. Mais il ne ressemble pas tout à fait à la mélancolie de nos voyages sur les continents. Est-ce justement que ces derniers, n'ayant que des limites inatteignables, nous donnent le sentiment de n'appartenir à aucune espèce d'espaces, à aucun peuple mais plutôt à l'espèce humaine toute entière, au contraire de cette communauté d'habitants confinés des îles ? Est-ce que notre isolement nous saisit imperceptiblement et nous donne la mesure de notre finitude tant que nous l'habitons, ne sachant que faire, à notre retour, de tout cet espace qui nous noie et nous perd ? Est-ce que l'horizon de ces mers exerce sur nous une attraction mêlée à une frayeur de l'inconnu qui ne se révèle que lorsque nous sommes retranchés derrière nos habitudes, nos frontières, à l'abri des abysses ? Est-ce que l'île elle-même dessine ce territoire qui condense tous nos rêves inavoués et enchevêtrés aux fils des marionnettes que nous sommes ? J'ai cette vague intuition qu'elle est à la fois le corps de nos rêves et leur matrice. Que nos rêves naissent comme ces îles surgissent de l'eau et qu'ils se suffisent à eux-mêmes, qu'ils n'ont pas besoin de ponts pour les relier à la matière, et demeurent sauvages à tout jamais.
Il faut s'égarer quelques heures sur le rivage d'une île pour sentir comme il prolonge et renverse le sentiment d'ouverture du rivage des continents. Il n'y a plus seulement un infini devant nous mais tout autour de nous. L'horizon nous circonscrit, nous englobe, et se prolonge à l'intérieur de nous. Nous devenons cet être sans limite, puisque tout autour de nous s'étend l'infini. Cette découverte provoque alors un petit vertige qui nous délivre de tout ancrage, qui rompt nos amarres. Et comme s'il s'était usé à traverser les siècles, ce vertige a perdu de sa vigueur mais n'en demeure pas moins un signe hérité du passé, un stigmate de l'ivresse qui poussait les premiers navigateurs à prendre le large et explorer l'immensité. Vertige du large, vertige des profondeurs et vertige de la solitude. Lorsque nous rentrons, il se dissipe, se retire comme la marée descendante, et ne reste que cette bande de sable humide, signe de son passage. Seul le souvenir de cet étourdissement tente vainement de nous désancrer, comme si le vent nous avait tant poussé qu'une fois retombé, nous avions le sentiment qu'il ne l'était pas totalement ; ou encore à la manière de ce tangage, de ce roulis d'un long voyage qui continue de nous balancer à l'arrivée, sur la terre ferme.
Plus qu'un être abandonné, c'est orphelin que je rentre d'une île. Je me sens dépossédé, loin de mes racines même si je n'y suis pas né, et une part de moi ne la quitte jamais. Le spleen me prend alors à revers et chaque fois je m'étonne de sa résurgence. Et comme si je me trouvais subitement dans le noir après qu'une lumière brutale se soit éteinte, je tâtonne les premiers temps dans ce qui m'appartient mais que je ne reconnais plus, jusqu'à recouvrer l'espace et la dimension des choses que j'avais laissés le temps de mon séjour insulaire.
ⓒ Aude Espagno. Les Sables Vigniers, Oléron. |
Très beau texte
RépondreSupprimerMerci à vous !
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