jeudi 3 décembre 2020

Nostos

D'où vient le mot nostalgie ?
 
Extrait du livre d'Andrea Marcolongo, La Langue géniale, le grec, page 116, Les Belles Lettres, 2018.

« Le mot qui exprime l'un des désirs humains les plus poignants, la nostalgie, semble d'origine grecque, mais il n'en est rien. La nostalgie est certes composée des mots grecs νόστος, “le retour”, et ἄλγος “la douleur”, “la tristesse”, et exprime le désir mélancolique de retourner chez soi, dans les lieux où l'on a passé son enfance et où se trouvent les personnes et les objets les plus chers, mais elle est tout à fait étrangère au monde grec. Le mot ne fut forgé qu'en 1688 par un étudiant en médecine alsacien, Johannes Hofer, qui soutient à l'université de Bâle une thèse intitulée Dissertation médicale sur la nostalgie. Le jeune homme s'était consacré pendant des années à l'étude médicale du désarroi émotionnel éprouvé par les mercenaires suisses au service du roi de France Louis XIV, contraints à rester des années loin des vallées et des montagnes de leur patrie, et souvent affectés d'un mal indéfini qui les poussait à la mort s'ils n'étaient pas reconduits chez eux.
Depuis lors, le néologisme issu du grec, nostalgie, se diffusa dans les autres langues européennes pour exprimer le sentiment de tristesse et d'éloignement de la terre aimée, une mélancolie qui se dit mal du pays en français et Heimweh en allemand. Pour finir, l'allemand possède un mot magnifique que n'ont ni l'italien ni le français ; magnifique pour qui sait comprendre cette étrange souffrance. C'est Fernweh, composé de douleur et de loin, qui désigne la nostalgie des lieux que l'on a jamais visité, mais où l'on aimerait tant aller. »
 

dimanche 10 mai 2020

Un silence froid

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquilité, 74, page 109, Christian Bourgois Éditeur, 1999. Texte écrit entre 1913 et 1935.

« Un silence froid. Les bruits de la rue semblent avoir été coupés au couteau. On a senti, interminablement, le malaise de toute chose, comme un arrêt cosmique de la respiration. L’univers entier s’était figé. Un instant, puis un autre — un instant encore. Ténèbres noircies d’un silence de charbon. »

dimanche 12 avril 2020

Pandémie, dis-moi qui je suis ! [3]

« Si notre vie pouvait se passer éternellement à la fenêtre, et si nous pouvions rester ainsi, tel un panache de fumée immobile, et vivre à jamais le même instant crépusculaire venant endolorir la courbe des collines... »(1)

Là, dans l'entrée de cette boulangerie que je fréquente depuis plus de vingt ans, et qui habituellement ne désemplit pas à l'heure où je viens chercher mon pain, je suis témoin d'un micro-événement qui attire toute mon attention : dans la distance me séparant du seul client qui me précède, un pigeon piétine et fouille le sol à la recherche d'une miette. Il donne l'impression de s'impatienter dans notre modeste file d'attente. C'est la première fois depuis toutes ces années que je vois un pigeon s'aventurer dans le couloir qui mène à la caisse. Il esquive le client précédent quittant le lieu et, avançant dans sa direction, je lui bouche la sortie sans chercher délibérément à le chasser. Il ne semble pas plus effrayé que s'il arpentait la place contiguë. Je prends conscience que depuis ces trois semaines qui ont suivi le confinement, les pigeons de la place n'ont plus de maigre pitance à recueillir des nombreux restaurants qui la bordent, puisqu'ils sont tous fermés. Et le pigeon, tout naturellement, lui aussi, se voit contraint de repousser ses limites.

J'ai perdu mon mantra. J'ai perdu cette faculté des premiers jours du confinement à pouvoir convoquer ma surprise, mon incrédulité, mon émerveillement face à cette situation inédite et extraordinaire. L'habitude a poli l'insolite. Elle m'enveloppe comme le suc d'une plante carnivore recouvre l'insecte avant de le dévorer. Je n'arrive plus à percevoir l'étrangeté de ces jours vides. Il y a désormais comme une fadeur dans cette répétition. Pire qu'une fadeur. Un retour à l'avant-confinement. Pourtant, rien ne s'y oppose autant.

Les jours, pareils à des nuits illuminées, succèdent aux nuits et les nuits illuminées se rivent les unes aux autres formant un seul et même jour de shabbat. Si je soustrayais à cette succession les joies et les rires, elle aurait la couleur d'une musique de chambre qui frôle le vertige et l'angoisse. Elle aurait la couleur de cette musique de Morton Feldman intitulée Piano and String Quartet. Quatre ou cinq notes de piano qui montent dans les aiguës, suivies, parfois même chevauchées, par des vibrations de cordes, violon et violoncelle, de quelques notes seulement. Et le mouvement se répète, sans cesse, avec d'infimes variations. Le piano donne cette impression surréaliste de vouloir entrer en contact avec les cordes comme si les cordes matérialisaient un au-delà. Parfois les notes de piano forment des mots, d'autres fois des phrases et les cordes répondent sur le même mode. Et chacun, piano et cordes, cherche sa propre régularité, son propre rythme dans cet échange qui ne semble jamais aboutir. Le goût d'une rencontre impossible émerge lentement au fil de l'écoute, comme si deux êtres se faisant face tentaient, chacun dans sa langue, de dire à l'autre l'émotion qui l'étreint.
Je me sens envoûté par ce minimalisme. Je n'arrive pas à m'en détacher, ni à écouter autre chose. J'ai l'impression que ce va-et-vient de quelques notes qui montent et descendent, espacées de rares et courts moments de silence absorbant la résonance des instruments, me communique une vision, une théorie que je ne suis pas encore en mesure de comprendre. À défaut, je me contente de voir dans le piano le symbole du jour, et dans les cordes le symbole de la nuit. Les jours et les nuits de notre confinement. Et je sais que dans quelques mois, et de manière certaine et plus profonde encore, dans quelques années, la musique de Morton Feldman sera comme la musique de mon propre confinement. Elle en aura condensé toute l'attente, toute l'absurdité et toutes les émotions qui en découlent.

Pour partir à la reconquête de mon mantra et retrouver, même quelques secondes par jour — elles suffiraient à ne pas me faire sombrer dans l'ignorance et l'indifférence —, je fouille, comme le pigeon le sol de la boulangerie, les micro-événements dans ce vide imposé. Et naturellement, sans que je cherche délibérément à analyser ou intellectualiser les choses, tout ce qui survient devient une source probable d'explication. Je vois autour de moi des paradigmes tout aussi farfelus qu'opposés les uns aux autres. Comme cette écharde plantée dans mon auriculaire que j'ai tenté de retirer entre le pouce et l'index de mon autre main. Mais, bien trop confiant dans mon geste, et l'écharde étant plus infime encore qu'un cheveu, je l'ai cassée. Muni cette fois d'une pince à épiler, j'ai essayé alors d'extraire le dard de ma chaise en paille, sauf qu'aucune aspérité n'affleurait. Ce tout petit rien, à peine visible à l'œil nu, survenu je ne sais par quelle inattention de ma part, fait désormais partie de mon corps. Et il se rappelle à moi tous les jours dès que ma main se pose au repos sur le bureau. Ce micro-événement, une écharde, est devenu une métaphore de la pandémie : quelque chose arrivé par erreur et qui s'impose à moi tous les jours, et auquel je ne trouve aucun remède.

Et il en est de même pour le confinement. Dans chaque film que je regarde, dans chaque livre que je lis, dans chaque feuilleton radiophonique que j'écoute, j'y trouve l'idée d'une claustration, d'un enfermement, d'un isolement. Je pense au lit de Frida Kahlo, dans lequel elle fût contrainte de vivre des mois durant, suite à son accident d'autobus. Je pense au roman de Georges Simenon, Les Anneaux de Bicêtre, dans lequel le personnage René Maugras, ce magnat de la presse, est enfermé dans son corps sans pouvoir parler à son entourage, suite à une hémiplégie. Qu'il me suffise de dilater la sphère de l'individu à celle de la micro-société, et le paradigme garde toute sa pertinence. Dans The Last Picture Show, le film de Peter Bogdanovich, tout le poids d'une société archaïque, repliée sur elle-même, pèse sur la volonté d'émancipation de Sonny et Duane, les deux protagonistes. Tous deux cherchent un moyen de s'affirmer, d'exister, de devenir adulte dans cette petite ville du Texas, égarée dans le désert. Et malgré leur farouche désir d'échapper à cet isolement, quitter cet endroit, c'est prendre le risque de mourir : comme Duane qui décide de s'engager dans l'armée en pleine guerre de Corée.
Je repense à ma dernière lecture, la Supplication de Svetlana Alexievitch, ce recueil de témoignages des rescapés de la catastrophe de Tchernobyl. En quelque sorte, là aussi, il y est question d'un confinement qui n'a pas eu lieu, d'un confinement impossible ; d'une attaque invisible dont il faut se protéger coûte que coûte avec des moyens dérisoires ; et de notre part de responsabilité dans cette catastrophe. Et je ne peux m'empêcher de faire ce funeste rapprochement entre les 14 jours d'isolement prescrits lorsque les premiers symptômes du virus apparaissent et les 14 jours qu'il restait à vivre aux premiers pompiers intervenus la nuit de l'explosion, à la centrale de Tchernobyl, dès que les radiations commençaient à ronger les chairs.(2)
Et de la micro-société à notre humanité toute entière, je saute le pas. À bien y réfléchir, nous sommes confinés depuis notre naissance sur ce petit caillou, ce grain de sable égaré dans le cosmos. Et ce silence qui nous enveloppe depuis les premiers jours du confinement, c'est le silence de ce constat, trop souvent ignoré, que notre fièvre de possession repousse à l'arrière-plan. Il retombe maintenant sur nous telle une couche de poussière d'un vêtement que nous ne portons plus depuis des lustres, oublié dans un placard, et secoué violemment dans le rayon de lumière transperçant notre chambre endormie.

Il y a une autre atmosphère dehors. Les choses s'installent là aussi. Une rigueur s'impose dans l'anormal. Les files d'attentes, bien alignées, s'étirent devant les petits commerces de quartier. Il y a tant d'espace entre chaque client que je ne m'aperçois pas de suite qu'il s'agit d'une file. Une ou deux personnes attirent d'abord mon attention car elles ne bougent pas, là, au milieu du trottoir. Une patience peu commune les fige. Une patience étrangère à la vie citadine. Puis mon regard finit par englober le tout et voir cette file qui ne ressemble pas non plus aux files habituelles. Elles stagnent devant le maraîcher, devant le boucher ou la pharmacie. Et les clients deviennent des figurants d'un jeu qu'on leur ordonne de jouer. Un jeu dont les règles absconses les assommeraient.
Avec toutes ces boutiques fermées alentour, j'ai le sentiment de vivre dans un pays sous l'ère soviétique. Ou un pays en guerre, ou qui sort tout juste d'une guerre puisque aucun orage d'acier ne déchire le ciel. Mais les masques que portent certains brouillent cette interprétation. Le silence que chacun porte en lui se double, pour les porteurs de masque, d'une impossibilité de lecture de leurs sentiments sur leur visage. Quant à ceux qui n'en portent pas, ils affichent une expression neutre, indéchiffrable, qui chercherait à effacer la résignation. Comme s'ils imitaient l'expression qui se rapprochait le plus de celle qui serait sous le masque qu'ils devraient porter. Une expression qui ne provoquerait aucune ride, qui lisserait le visage, et qui défierait même la vieillesse. Une expression qui serait la négation de l'expression. Comme le silence est le revers du bruit. Ou le jour, le revers de la nuit.

(1) Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquilité, 101, page 138, Christian Bourgois Éditeur, 1999.
(2) Témoignage de la femme d'un des pompiers : « Tel est le cycle du mal aigu des rayons : quatorze jours... En quatorze jours, l'homme meurt... » La Supplication, Svetlana Alexievitch, 1997.

Lire l'épisode précédent : Pandémie, dis-moi qui je suis ! [2]


ⓒ Mel Bochner, Counting by Fives, 1971, black ink on paper, 13 3/4 x 11 in.

jeudi 26 mars 2020

Des mots comme des fenêtres

Lundi 16 mars 2020 - jour 1 
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« (...) des mots comme des fenêtres pour fendre la brutalité de cet horizon qui nous enterre. Écrire, c'est aussi cela. Pétrir la pâte du temps. Prendre les secondes, les minutes, les plier et les replier pour feuilleter le temps. En faire d'autres secondes, d'autres minutes qui, lues ou entendues, feront lever des champs de l'imaginaire. À la fois chez celui qui écrit comme chez celui qui écoute. Défaire le confinement par ce qui nous rend humain : la parole partagée. »

Jeudi 19 mars 2020 - jour 4
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« (...) de l'écriture, du geste de l'écriture, à cause du geste même de l'écriture, des images surgissent, qui ne surgiraient pas autrement. Et ces images, ces idées, ces associations entre une chose et une autre donnent de la perspective, de la profondeur, me permet de voir plus loin que le bout de mon nez. Il suffit souvent d'un rien. L'essentiel est de trouver le sentier, de trouver l'angle qui offre un point de fuite, pour fuir, s'échapper. Trouver une image inattendue, une image sans logique apparente, venue de nulle part, échappant à la causalité, si je pense à cela c'est parce que je pensais à cela, et prenant au piège ma pensée. » 

Extrait du Journal de confinement de Wajdi Mouawad, à écouter ici.


Aude Espagno. White Shadows.

lundi 23 mars 2020

Pandémie, dis-moi qui je suis ! [2]

Avec une étrange régularité dont l'origine inconsciente m'échappe encore, je vis, en moyenne, une fin du monde par an, en rêve nocturne. Parfois elle ressemble à un ultime crépuscule qui tombe sur une bande de sable déserte, d'autres fois elle prend la forme d'un changement définitif de mode de vie, avec son déploiement de l'armée sur terre comme dans les airs. Mais dans tous les cas, à chaque réveil, une quiétude toute réservée à ces rêves-là, un sentiment de paix et d'invincibilité m'enveloppe. Je tente alors de m'extraire de cette bulle, sans la percer, tout en gardant une main à l'intérieur afin d'en recueillir les moindres détails. Épreuve délicate s'il en est, puisque je ne peux à la fois garder cette douceur dans laquelle je baigne, témoin de ma sécurité, et conquérir le territoire de la mémoire ; je ne peux profiter de l'un sans entraver l'autre et inversement.J'ai tenté plusieurs fois de trouver la cause du bien-être de ces rêves pourtant de nature angoissante. Probablement que cette quiétude fantasmagorique trouve sa source dans le fait que je ne vivais pas seul le danger, que j'étais à la même place que chacun des êtres qui peuplaient la Terre. Ou peut-être qu'au fond de moi, il y a comme un désir refoulé de me confronter au pire pour apprendre à me connaître. L'adversité n'est-elle pas le meilleur indicateur de notre résilience ?

Quoiqu'il en soit, c'est au cours de la nuit qui vient de s'achever que ce fameux rêve est survenu. Mais cette fois, mon inconscient n'a rien trouvé de mieux que de déplier, en version nocturne, le chamboulement de ces derniers jours. En effet, le rêve ressemblait trait pour trait à ce ralentissement global, planétaire, à cette douce décélération jumelée de cette menace invisible qui plane au-dessus de nous. Ce rêve n'était que la continuité du réel. À mon réveil, il m'a suffi de quelques secondes pour comprendre que ce que je quittais dans le rêve, je le retrouvais grandeur nature tout autour de moi. Que ce renversement-là, cette fin d'un monde n'était plus seulement un rêve mais que je la vivais bien en ce moment même. J'ai compris que l'exotisme de ce rêve si rare se ternissait d'une réalité autrement plus triviale. Et je me suis surpris à penser que la réalité d'avant la pandémie allait peut-être devenir le nouveau rêve. Je m'imaginais revenir à la vie d'avant et je regardais ce mirage de vie débordante avec enchantement. Maintenant qu'avaient été exaucés mes rêves de ville déserte, de cloisonnement planétaire, de guerre sans armes ni ennemi humain source d'une sympathie sans frontière, mon inconscient devait trouver autre chose. Il devait repousser ses propres limites. Il lui fallait voir plus grand. D'autres rêves. Des rêves que j'appellerais des rêves colossaux — après avoir baptisé mes lectures de confinement, des lectures colossales. Des rêves qui dépassent ce qui se produit. Mais est-ce seulement possible ! Peut-être qu'il était temps pour moi d'aider mon inconscient en convoquant ces rêves colossaux. Avec tout le temps dont je disposais, je devais les laisser vagabonder à leur aise, dans les plus improbables recoins de leur fantaisie.

À force de conceptualiser, de coudre et découdre ma pensée, je reste éveillé sans pouvoir me rendormir. Je vois mon volet se découper en rangées de petits trous dans lesquels s'infiltre lentement la lumière du dehors. Les premiers bavardages des chardonnerets, des mésanges, ricochent sur les toits. Puis un grondement sourd se lève doucement. Il ressemble au décollage d'un avion. Il n'y a plus assez de bruits dans la ville pour lui faire barrage. Ce gigantesque soulèvement qui s'arrache à la pesanteur, s'engouffre et remplit les places, les boulevards, les rues et parvient jusqu'à moi. Il frappe mon volet. J'ai l'impression que l'aéroport n'est plus si éloigné. Vient lui succéder un autre bruit que je reconnais et qui a pour habitude de mesurer la durée de mes insomnies : le petit camion-nettoyeur de la ville. Lui aussi prend tout l'espace. Ses brosses, frottant le sol déjà propre de la veille, provoquent un son si puissant qu'il donne l'impression de laver les façades des immeubles. Après avoir dépassé l'extrémité de ma rue, le silence, à nouveau, se fossilise dans l'air.

Par moment, de manière furtive et illuminée, je prends conscience pleinement de ce que je vis, comme si quelqu'un me l'annonçait brutalement et que je voyais clairement de quoi il voulait me parler. Et comme toutes les choses qui sont impensables, je suis d'abord pris d'un étonnement qui n'arrive pas à saisir l'importance de l'enjeu. Puis, l'émotion se pose délicatement, pareille à une plume qui imite la trajectoire d'une feuille et touche enfin le sol. À ce moment précis, je décide d'y croire, je n'ai pas le choix. Je n'ai plus le choix. J'ai l'impression que quelque chose en moi me pousse à adopter, à convoquer cet étonnement au moins une fois par jour. Comme si c'était la seule chose à faire pour prendre la mesure de la situation. Cette convocation ressemble autant à une sorte de mantra — non pas spirituel mais intellectuel —, qu'à une discipline psychique. Gardez la mesure de la démesure.

Aux premières sorties, rares, pesées par la conscience et dictées par des achats nécessaires, qui ont suivi l'annonce du confinement renforcé de lundi dernier, j'ai croisé des petits vieux, des petites vieilles qui peinaient à marcher. Leur visage ne m'était pas familier. Là, dans l'hibernation du monde, nous marchons tous comme des prisonniers en liberté conditionnelle. Et sous le coup d'une sanction si nous ne portons pas d'autorisation. Mais pas ces petits vieux. Eux affichent un sourire d'apaisement qu'on ne lit que rarement sur leur visage. Ils ne craignent plus la bousculade. Et l'isolement qu'ils vivent au quotidien est désormais une norme. Pour eux rien ne change. Plus encore. L'éventualité d'une mort brutale ne les effraye plus. Eux qui redoutaient que leur fin prenne trop son temps, voilà qu'elle rôde à découvert, bien qu'elle soit encore invisible à l'œil nu. Nous tous qui sommes confinés, nous sommes face à ce que vivent nos anciens. Nous répétons, avec eux, leur fin, notre fin. Une fausse petite mort qu'il faut apprivoiser là. Qu'on danse, qu'on s'agite, qu'on parle fort, rien n'y changera. Nous expérimentons une fausse petite mort.

Sur le chemin du retour, un chant particulièrement appuyé et aigu d'oiseaux me pousse à une halte interdite. Le chant se mue en cris, devient tonitruant. L'idée de capter ce son s'impose à moi. Mais avant même que je ne déclenche l'enregistrement, une vibration grave et cadencée recouvre et étouffe la beauté de ce chant. Je regarde autour de moi pour tenter d'en deviner la source et m'en éloigner. Mon regard se pose sur une grosse bâche d'un vert militaire qui recouvre un banc en fer du même vert. La bâche, bombée sur une masse de la longueur du banc, se soulève délicatement et retombe avec la même lenteur et en rythme avec la vibration grave. Je comprends alors que là, caché sous une enveloppe de fortune, sommeille un sans-abri. Dans quel rêve est-il égaré ? Lui aussi, dans une certaine mesure, ne vit-il pas un rêve ? Celui de n'avoir la rue que pour lui. Une rue comme un chez-soi. Celui de n'être plus dérangé par le bruit, le brouhaha d'un monde qui vit sans lui, le raffut sans pitié qui l'ignore. N'est-il pas le nouveau roi de la ville ? Un roi déchu mais un roi dans le fond de son âme. Ne règne-t-il pas sans condition sur la cité, arpentant comme bon lui semble son logis qui n'a plus de limite, et dont les files de voitures ont déserté ses couloirs ? Quand bien même serait-il ce roi, il lui manquerait une chose pour parfaire ce froid bonheur : la distraction. En effet, et pour reprendre les mots de Pascal, « (...) un roi sans divertissement est un homme plein de misères. »

*Le fragment 142 des Pensées de Blaise Pascal : « Qu'on en fasse l'épreuve. Qu'on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnies, penser à lui tout à loisir, et l'on verra qu'un roi sans divertissement est un homme plein de misères. »

Lire l'épisode suivant : Pandémie, dis-moi qui je suis ! [3]

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Extrait du Journal de confinement [lundi 23 mars 2020 - jour 7] de Wajdi Mouawad.
« Nos rêves nocturnes sont sensibles aux chocs et catastrophes que nous subissons. Nos rêves sont cet écho plus réel que le cri d'origine. Comme des messages que nous nous envoyons depuis cette nappe où vivent nos terreurs. Nos rêves nous offrent, nuit après nuit, des visions indéchiffrables. Comme si nous avions un besoin vital de rester incompréhensible, indéchiffrable à nous-mêmes. Pourtant, à travers des situations souvent quotidiennes, chaque rêve nous fait éprouver des sensations et des sentiments profonds, devenant, en eux-mêmes, des réelles expériences. Rêvant dans notre sommeil, nous devenons tout à la fois captif et libre dans notre usine à images. Car quoi de plus hors du temps qu'un rêve. Et quoi de plus convaincant. » 


Jonna.



mardi 17 mars 2020

Pandémie, dis-moi qui je suis !

C'est par ces mots, par ce premier constat que je voudrais entamer ce journal de confinement : comme il est difficile de se mettre à écrire en de telles circonstances. Pourquoi ? Parce que la situation, pareil à la surface d'une mer si calme soit-elle, ne cesse de bouger, et qu'il faut du temps pour comprendre pleinement la charge des faits, pour assimiler ses émotions ballotées sur cette mer sans nom. En effet, comment les décrire avec acuité alors qu'elles viennent à peine de nous assaillir, et que d'autres surgissent, reléguant les premières sous l'écorce du silence. Certes j'ai le temps de détailler l'événement, de déployer en mots ce qui survient, mais ce n'est plus le même temps qu'avant : l'extensibilité de ce temps-là nous offre un vide vertigineux. Je dois d'abord maîtriser cette peur du vide avant d'écrire. Pas totalement, une part d'entre elle me servira de ressource, mais juste de quoi me libérer une petite capacité de penser.
Et puis je veux rester à l'affût du moindre changement dans mon quotidien : ces nouveaux sons, si peu nombreux qu'ils soient, qui résonnent à travers la paroi de mon appartement ; ces nouvelles fenêtres éclairées dehors, dans la cour, alors que la nuit tombe. Les appartements mitoyens ne sont plus occupés aux mêmes heures ou tout simplement reprennent vie, délaissés par leurs occupants tout absorbés dans cette vie du dehors. Les habitudes de mon voisinage sont bousculées. J'ai l'impression qu'il est à revers, que je regarde mon quartier à travers le prisme d'une réalité de rechange. Comme si tout un chacun avait une seconde vie, une autre possibilité d'être au monde.

Je guette les bruits de la ville qui se font de plus en plus rares : moins de sirènes, de klaxons, de bruits de moteur, de portes de garage, de cris d'enfant. La cloche de l'église Saint-Jérôme de la rue du Lieutenant-Colonel-Pélissier continue de sonner les quarts d'heure et les heures, entêtée dans sa mission et sourde à tout ce renversement. Son tintement fait partie de la même réalité dans laquelle volent les pigeons. Dans le ciel, rien n'a véritablement changé. Excepté la rareté de ces traînées d'avions quand les nuages s'ouvrent sur le bleu. Les sons qui pourraient être courants ou qui ne retenaient pas mon attention d'ordinaire deviennent suspects ou curieux. Je les interroge. Je les interprète. Je les maquille de mon imagination. Je dois à ce propos déployer un nouvel attirail imaginaire.

Parfois, je sens monter cette angoisse que jadis je n'arrivais pas à maîtriser. Je me demande si elle ne va pas revenir et camper là, elle aussi. Elle a pour origine cette privation de liberté qui me tombe dessus comme un voile de gaze. Il pèse sur ma respiration, imperceptiblement mais assez pour que la sensation soit désagréable. Dans mon corps, un étau invisible se resserre, je voudrais l'appeler « le corset du confinement ». Il finit par se relâcher avec l'accoutumance, la sensation de lourdeur s'évapore doucement. La respiration de cette angoisse ressemble à celle d'un être informe et sans visage. À la respiration d'un monstre qui ne dormirait jamais et dont le pouls irrégulier n’altèrerait en rien sa santé. 

Six jours nous séparent du dernier état de libre circulation. Alors que les regroupements ne devaient pas dépasser les mille personnes, le concert de Tindersticks auquel je devais assister avait pu se maintenir in extremis. Arrivé devant la salle du Metronum, je croise un pompier chargé de la sécurité dans un théâtre de la ville. J'ai oublié son prénom, je n'arrive pas à le retenir. Il me sourit et me charrie. Puis m'avertit des mesures annoncées par le Président à l'instant même : fermeture des écoles, crèches, collèges et lycées pour le lundi qui arrive. Je reste incrédule mais une femme à mes côtés surprend notre conversation et fait un pas vers nous. Elle est grande et porte des lunettes à bords noirs de forme hexagonale. De son sourire complice et amical, elle vient confirmer et appuyer les dires du pompier. Manifestement, elle cherche à établir un lien, comme si nous nous retrouvions tous à un rendez-vous important qui pourrait nous remettre en cause, nous fragiliser.
À partir de ce moment, et fort de cette prise de conscience du caractère exceptionnel de la situation, je ne regarde plus les gens de la même manière. Je cherche dans le regard, les postures, les conversations, des indices qui pourraient trahir les mêmes questionnements que les miens. Je veux entendre gronder ce tonnerre, dans leur ventre comme dans le mien. Je veux déchiffrer et mesurer dans les paroles et le regard de l'autre, à quel point ce tonnerre pèse dans la contrée de notre insouciance commune. Je cherche à mettre en résonance nos grondements, afin qu'ils vibrent ensemble.

En rentrant dans la salle quasiment pleine, je me fraie un passage sur une rampe un peu surélevée. Je surplombe la salle d'une demi-taille d'homme. Les visages sont concentrés. Il y a comme une petite zone d'exclusion, infime, entre chacun. Sur la scène, Thomas Belhom, l'artiste qui se produit en première partie, ironise à l'issue d'une de ses chansons : « Ce soir, c'est peut-être notre dernier concert avant l'extinction de l'humanité ! » Quelques rires complices font écho à son mot. Puis le musicien qui l'accompagne fait glisser son archet sur sa scie musicale. Parmi les paroles de sa nouvelle chanson que j'ai du mal à saisir, j'attrape au vol une bribe : « les larmes du monde. » Subitement, je prends conscience de la petitesse de notre monde. Plus encore que lorsque je me prends d'admiration pour cette lune et sa fidèle présence dans ce ciel de ville privé d'étoiles. Il n'y avait pas plus ou si peu de différence entre la distance qui me séparait de mon voisin absorbé par la musique, et celle d'un habitant de Manille qui se levait au même moment à l'autre extrémité du globe. Je n'ai pas pu retenir en moi ce souffle d'espoir mêlé avec ironie au tragique : Que la fin de ce monde est belle ce soir !
Puis le groupe Tindersticks a pris place sur la scène et la tendre et chaude voix de Stuart Staples s'est engouffrée dans ce petit espace qui nous séparait tous les uns des autres. Est-ce que les habitants de Manille sentaient les vibrations de ce chant alors qu'ils ouvraient à peine les yeux ? Sans qu'il ne soit rien dit dans ce sens, il y avait dans l'air comme un parfum de concert de charité, autant pour les victimes de cette pandémie que pour nos fragiles destinées. Une sorte de reconnaissance masquée, de communion d'âmes, une sympathie naturelle et évidente. Je repense à la réponse qu'adresse Tarrou au docteur, dans le livre de Camus, La Peste*, qui se demande ce qui peut nous apporter la paix et par extension, nous aider à surmonter l'épidémie : la sympathie.
Ici, dans cette salle de concert, nous faisions partie de privilégiés mais en même temps une crainte nous faisait douter de cette chance. À la sortie, le public ne se pressait pas. Chacun se regardait avec une clairvoyance rare et contemplait cette salle à la lumière pleine comme pour mieux se remémorer. Avec le recul, je pourrais presque me souvenir de tous ces regards croisés comme autant de signes d'une complicité inédite. Cette marche lente pour s'extraire de la salle s’apparentait à une marche vers l'inconnu.

Les jours suivants, le confinement s'est resserré. Dans la rue, certaines personnes marchaient avec une drôle d'incertitude, presque en oubliant un pas sur deux où ils devaient se rendre. Tandis que d'autres s'arrêtaient ou ralentissaient dans leur course. Comme si Dieu avait donné un coup de pied dans une fourmilière. Notre fourmilière. La ville s'est peu à peu transmuée en un village gigantesque au milieu d'une campagne. Un village démesuré, disproportionné, gangréné par l'ambition folle et sans limite des hommes, qui auraient bâti des commerces, des boutiques, des bars, des lieux de vie et de distraction à l'excès. Là, dans ce village fantôme, je croise et reconnais l'incrédulité de l'autre, sa fragile obstination. Mais au contraire des lendemains de grandes catastrophes, l'autre m'apparaît autant comme un ami que comme une menace. Les heures passant, cette incrédulité a fini par se doubler d'un repli individualiste. Dans les files d'attente devant les magasins d'alimentation, chacun se renferme dans sa bulle intime, et se cantonne à son objectif du jour. La sympathie demeure, mais elle se ternit déjà par l'habitude, elle perd de son éclat.

Cette pandémie nous invite à nous réapproprier l'intime, le dedans, l'entre-soi, et pas seulement l'intérieur de notre lieu de vie. Le temps des colossales lectures n'a plus de fuseaux horaires. Je m'imagine dépoussiérer Les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, Guerre et Paix de Léon Tolstoï, Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski, La Montagne magique de Thomas Mann, Moby Dick d'Herman Melville, Le Journal de Franz Kafka. Pour l'heure, j'ai choisi mon compagnon de réclusion. Il se nomme Fernando Pessoa. Sur la couverture du Livre de l'Intranquilité se dessine en gros traits blancs le visage de l'auteur noyé dans un aplat bleu d'outremer. Dans cette mer d'aphorismes, il me semble qu'il y a comme des fragments de ce confinement que je vis. Ma barque tangue tantôt à bâbord, tantôt à tribord, au gré du bercement de la voix de Pessoa.

*Albert Camus, La Peste, 1947.

Épisode suivant, ici !

Béatrice Matet. Tosas, Cataluna, Spain, 2018.

dimanche 8 mars 2020

Des caravelles et des batailles

Une mise en scène d'Eléna Doratiotto et Benoît Piret.

Je sens bien que je n'en ai pas terminé avec ces caravelles. Elles n'en finiront pas de voguer sur cette mer des émerveillements où se croisent des œuvres hétéroclites, mais qui toutes parlent cette langue sans traducteur, celle qui mène au questionnement et dévoile la vacuité de toute chose, de toute vie. Les bannières de ces caravelles continueront de flotter dans le ciel étoilé de mes nuits théâtrales. Cela peut paraître excessif, mais c'est aussi une façon déguisée et ironique de rendre hommage au sujet principal de cette pièce : le banal.
Il y a bien des écueils à éviter lorsqu'il s'agit de mettre en scène le banal. Le conceptualiser, l'intellectualiser, c'est prendre le risque qu'il se désagrège. À l'inverse, le laisser se déployer dans toute sa généreuse opulence, c'est perdre le spectateur. Il faut s'approcher timidement, ne pas brusquer les choses. C'est un peu comme une peinture pointilliste : chaque petite touche compte ; chaque petite touche fait le tout. De peinture, justement, il est question au tout début de cette pièce. Mais remontons seulement le temps de quelques minutes.

Il faut imaginer deux femmes et un homme dans l'attente de quelqu'un. Ils scrutent attentivement l'horizon, là-bas derrière le public. Ils trépignent, se persuadent de voir l'objet de leur excitation puis perdent espoir quand l'un d'eux sonne l'alerte : il arrive. Un voyageur semble se profiler au loin. Les trois s'affairent à nouveau, déplient une petite table, la recouvrent d'une nappe quand une ombre traverse les têtes des spectateurs. L'ombre porte un sac à dos, gravit les trois marches qui mènent au plateau et salue les hôtes. Il s'appelle Andréas. Sa candeur et son étonnement font écho à l'accueil chaleureux qui lui est réservé. Il est un peu des nôtres, notre témoin, notre émissaire envoyé là-bas, dans ce lieu encore impossible à identifier.
En guise de préambule, Mr Obertini lui présente le grand polyptyque du hall d'entrée. Sur quatre murs, quatre toiles relatent la bataille de Cajamarca au cours de laquelle les conquistadors espagnols, conduits par Francisco Pizarro, écrasèrent les Incas et leur chef Atahualpa en 1532. Le soin, l'étude des détails et la passion qui l'anime ne tardent pas à contaminer Andréas et nous donnent à voir clairement ces toiles. Pourtant les murs sont vides. Notre imagination répond à l'émerveillement d'Andréas qui nous convainc de la beauté de cette œuvre.
Au centre de ce lieu se dresse une sorte de grand mât. Peut-être le mât de cette hypothétique caravelle qui ne les conduira nulle part. Il n'a pas de signification propre et Andréas le désignera plus tard comme un totem. Mais un totem de quoi ! N'est-il pas plutôt une charpente verticale destinée à soutenir un toit menaçant de s'effondrer ? Ou peut-être est-ce une construction en lien avec le divin. Quoi qu'il en soit, il est là, au milieu du lieu, et s'il se dégrade, on le consolide aussitôt. D'ailleurs, les principales occupations sont centrées sur l'entretien du lieu, comme le jardin ou le grenier.

Une fois installé dans ce lieu atypique, sans identité propre, le nouvel arrivant se demande « quand est-ce que ça va commencer ? » Mais commencer quoi ? Andréas est encore pétri de réflexes et d'habitudes de l'autre monde, celui qu'il a quitté en venant ici, dans cette sorte de retraite, de montagne magique(1). La chose qui lui importe c'est le but, le « faire », l'activité. Les premiers jours, il se questionne. Et tous les jours il adresse une lettre, autant à une personne dont nous ignorons l'identité qu'à lui-même, dans laquelle ses mots trahissent d'abord l'étonnement, la curiosité puis, petit à petit, la conviction qu'il est au bon endroit, à sa place.

Sans qu'il y ait d'énonciations, de discours, de prise de position explicite, il y a malgré tout une dimension politique sous-jacente, un parfum libertaire. Ici, point de règles. Exit les lois. Chacun fait ce qu'il a envie de faire. Chacun respecte l'autre dans son individualité. Et cet espace ouvert est une invitation à le remplir et à se définir. En note d'intention, la troupe cite Heiner Müller : « Créer des foyers pour l'imagination est l'acte le plus politique, le plus dérangeant que l'on puisse imaginer. » En effet, tout est possible, y compris le renversement des valeurs, des normes établies. Ce lieu sans nom devient le lieu de tous les possibles, de l'utopie, c'est-à-dire de l'hétérotopie, pour reprendre le mot de Michel Foucault(2).
Ce réel magnifié, sublimé, épuré du mauvais, de la contrainte, de l'obligation, ce quotidien désincarné ressemble à un rêve. Les personnages sont appliqués, ils débordent de minutie dans leurs occupations anodines. Elles ne devraient logiquement pas en demander autant. Ça devient d'abord risible, puis nous sentons bien que ça pourrait être notre lot quotidien, pour peu que nous nous laissions faire. Que nos manies ont un peu de cette matière-là.

Les passions qui animent les résidents ne dévoient jamais ni la tranquillité du lieu, ni celle de l'autre. Ou à peine de quoi déclencher une petite bisbrouille. Le seul écart de conduite, auquel nous n'assisterons pas, et qui restera lui aussi confiné dans notre imagination, est un poing dans la figure. Mais ce tout petit débordement doublé de son infime colère en deviennent touchants. Ils sont le signe de leur humanité. Leurs émotions peuvent encore les prendre à revers. Ces personnages sont bien comme nous, même si tout portait à penser le contraire. Une version douce et édulcorée de nous. Ils sont faits de cette pâte propre aux personnages d'Aki Kaurismäki : ces derniers gentils(3) ne livrent que de petites batailles, juste de quoi mordiller l'autre et lui faire comprendre qu'il existe, qu'il est bien de chair et d'os. Mais n'en demandez pas plus ! Au diable les guerres ! Ils sont au-delà des combats.
De là vient cette liturgie des perdants, des déshérités, des laissés-pour-compte. Elle résonne notamment par ce mot, « Gloire aux vaincus ! », que l'un des pensionnaires, Monsieur Gürkan, énonce au beau milieu d'un discours, lors d'un simulacre de cérémonie de prix Nobel. Son mot renvoie aux Incas du polyptyque du hall. Mais il est aussi une manière de se reconnaître et de se célébrer(4). Aucune négativité ne vient ternir cette idée de contre-victoire. Et dans le fond, puisqu'il n'y a ni bataille, ni combat, il ne peut y avoir de vainqueurs ni de vaincus. Et l'autre ne sera jamais un adversaire, ni pour autant un ami. Il est pourtant bien plus qu'un voisin de chambre, un pensionnaire, un camarade. Tout au plus un compagnon de voyage. Il est la possibilité de s'oublier un peu. Et « s'ignorer soi-même, c'est vivre. »(5) Ce petit groupe vit, et leur caravelle ne cherche aucune terre à conquérir. Ils sont la terre, ils sont le continent. Et la dérive est leur voyage(6). 

(1) La pièce s'inspire du roman de Thomas Mann publié en 1924, La Montagne magique.
(2) Concept forgé, en 1967, lors d'une conférence intitulée « Des espaces autres » et qui donne au lieu de l'utopie, une existence réelle, une localisation physique.
(3) À lire également, Les derniers gentils. 
(4) « J'emporte avec moi la conscience de ma défaite, comme l'étendard d'une victoire. » Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquilité, 54, page 89, Christian Bourgois Éditeur, 1999. Texte écrit entre 1913 et 1935. Id., 105, page 141 : « Seul sait vaincre celui qui ne gagne jamais. » Et la note 307 : « Faisons de notre échec une victoire (...). »
(5) Id., 39, page 72.
(6) « Nous vivons tous, ici-bas, à bord d'un navire parti d'un port que nous ne connaissons pas, et voguant vers un autre port que nous ignorons. » Id., 208, page 239. Voir aussi la note 125 sur le voyage de la pensée, la note 138 sur le renoncement comme libération et la note 306 : « Nous voilà tous en train de naviguer, sans la moindre idée du port auquel nous devrions arriver. »

Mme Stöhr (Anne-Sophie Sterck), Mr Obertini (Benoît Piret) et Clawdia (Eléna Doratiotto).

jeudi 30 janvier 2020

Johnny Guitare

Johnny Guitare de Nicholas Ray (1954)

Tout commence par une succession de deux petits événements dont un homme, qui porte une guitare, est témoin par hasard : le dynamitage d'un pan de montagne dans le but de préparer l'arrivée du chemin de fer ; et le second, plus grave, une attaque de diligence qui causera la mort d'un homme. Le témoin s'appelle Johnny Guitare. Et les deux faits qui viennent de se produire sous ses yeux serviront d'arguments à une autre tragédie à venir.
Dans cette vallée perdue de l'Arizona, l'arrivée prochaine du chemin de fer va cristalliser toutes les tensions. Deux clans s'opposent, tenus chacun d'une main de fer par deux femmes. D'un côté Vienna, la propriétaire d'un saloon-casino, qui espère faire des affaires avec une toute nouvelle clientèle. De l'autre Emma, l'éleveuse conservatrice, qui voit d'un mauvais œil l'arrivée de nouveaux fermiers. L'homme qui est mort lors de l'attaque de la diligence n'est autre que son frère. Le prétexte est tout trouvé pour accuser Vienna et son repaire de brigands.

Nicholas Ray renverse les codes habituels du western et en particulier celui du genre : les femmes sont ici des hommes comme les autres. Toute l'autorité, toute la colère, toute la haine sont concentrées par ces deux seules femmes qui se comportent comme ce qu'il y a de pire dans l'homme du Far West, à tel point que l'un des hommes de main de Vienna dira d'elle : « je n'ai jamais vu de femme qui ressemble à un homme autant qu'elle. Elle pense comme un homme, elle agit comme un homme au point qu'elle me donne l'impression que je n'en suis pas un. » Et pour une fois, les hommes n'ont pas la gâchette facile. Mieux encore. L'un des protagonistes, Johnny Guitare, ne porte aucune arme et use de sa guitare pour tenter d'étouffer les querelles.
Mais de sa position de spectateur pacifique, de témoin privilégié, Johnny Guitare laissera entrevoir un passé tumultueux par un écart de conduite. Ce passé le rattrape et la relation qui le nouait à Vienna jadis sort timidement des tempêtes de sable. Sans toutefois connaître les détails de cette histoire commune, l'idée d'un échec à réparer se dessine peu à peu, d'une opportunité manquée. Les peines passées sont comme des rivières sèches que le temps comble de son écoulement réparateur. La métaphore de ce temps réparateur s'incarne dans la roulette du casino. C'est pourquoi Vienna s'acharne tant à vouloir l'entendre tourner alors même qu'il n'y a aucun joueur. Ce cliquetis, comme le tic-tac accéléré d'une horloge, devient un écho futur de sa possible réussite. Et ce temps qui file sans qu'elle puisse le contrôler, elle se donne l'illusion de le posséder par cette roue qu'elle s'obstine à faire tourner dans le vide.


Pour autant, Vienna, n'est pas dupe du jeu qu'elle joue. En témoigne cette parole qu'elle adresse à Johnny Guitare : « Un homme peut devenir un tricheur, un voleur, et même un assassin mais tant qu'il lui restera deux sous de fierté il sera un homme. Si une femme fait de son côté un seul faux pas, elle n'est plus qu'une fille perdue. » Et Vienna a, de plus, bien conscience de jouer les dures pour se protéger et ne plus souffrir.
Pour sa part, Emma, elle, se maintient dans la posture masculine, quitte à se mentir à elle-même. Cette fierté que Vienna attribuait aux hommes, Emma en est submergée au point de renier ses instincts féminins qui lui font honte : elle préfère en effet accuser le rebelle Dancing Kid du meurtre de son frère plutôt que de succomber à ses charmes, qu'il réserve, comble d'ironie, à Vienna, sa rivale.
Ce bras de fer monte en tension et franchit un nouveau palier à la suite du cambriolage de la banque. C'en est trop pour Emma qui réclame justice. Mais Vienna, contaminée par les élans pacifiques de Johnny, refuse de surenchérir à la débauche de violence d'Emma. Parée d'une robe blanche et immaculée, elle tente d'apaiser la situation par la musique, suivant, là encore, l'exemple de Johnny Guitare. Ce dernier, de son côté, ne peut qu'être témoin de l'inéluctabilité de la situation : il connaît l'engrenage de la violence, il en était autrefois prisonnier. Emma, dont la cruauté sans limites la pousse à tuer, cherchera à faire pendre Vienna. Sauf qu'aucun des hommes de son clan n'aura le cran d'exécuter ses ordres, pour la bonne et simple raison que la condamnée est une femme : « Pas une femme ! Non, je ne peux pas ! » Aux yeux des hommes, les femmes restent des femmes, quand bien même elles endosseraient le rôle du sexe opposé. Et les laisser à leur place initiale, c'est finalement, pour les hommes, la garantie de garder la leur.

Le duel, inévitable, devient la seule issue possible. Et il aura pour témoin, non plus seulement Johnny, mais tous les hommes. Le théâtre de l'action se déroulera dans le repaire des brigands. Pour s'y rendre, il faut traverser une rivière puis une cascade qui s'apparentent au Styx, le fleuve de l'enfer. Les protagonistes n'ont d'autre choix que de les franchir, comme si la résolution de ce conflit ne dépendait plus de la nature humaine mais plutôt d'une justice divine. En ce sens, le motif de la cabane perchée au sommet des rochers donne à voir le bleu éclatant des cieux en opposition au rouge de la terre argileuse, du sang à venir. Ici, il ne peut y avoir deux chefs, ni deux natures de femmes. À l'issue de cette confrontation, Vienna jettera son arme dans un geste de dégoût. De la sorte, elle scelle son refus de céder à la violence malgré l'injustice dont elle fut la cible. Et par cet engagement tacite, elle suit la voie toute tracée de Johnny Guitare.(1)

(1) « La violence est comme dépassée : ce que les personnages ont conquis (...) c'est le niveau d'abstraction et de sérénité, la détermination spirituelle qui leur permet de choisir, et de choisir nécessairement le côté qui leur permet de renouveler, de récréer sans cesse le même choix, tout en acceptant le monde. » L'Image-mouvement. Cinéma 1 de Gilles Deleuze, Les Éditions de Minuit, coll. Critiques, 1983, page 189.

Vienna (Joan Crawford).