mercredi 31 décembre 2014

Vis ton jour

Marina Tsvetaïeva, « Boris Pasternak-Marina Tsvetaïeva, correspondance »

« Vis ton jour, écris, ne compte pas les jours, compte les lignes écrites. »

mercredi 15 octobre 2014

La femme d'à côté

Lettre à la femme d'à côté

Cette confession, j’aurais aimé l’écrire de ma main. Mais vous devinerez, au fil des mots, rapidement, pourquoi la chose était impossible. J’aurais aimé que vous puissiez voir combien l’émotion m’étreint et combien sa tempête peut faire trembler et coucher les lettres sur le papier.
Cette émotion qui plie mon âme, vous seul en êtes la cause. Pourtant, il est vrai, je ne sais que peu de choses sur vous si ce n’est que vous logez là, de l’autre côté de mon mur, au bout du couloir. Peu de choses, mais qui suffisent à remplir un livre imaginaire. Et le soir, avant de m’endormir, j’aime à le tenir dans mes mains, encore fermé, prêt à être lu, et le respirer comme un missel abandonné, imbibé de cette odeur de pierres désaffectées.
Vous connaissez mon visage tandis que je n’ai pas encore découvert le vôtre. Le sort en a décidé autrement. Mais j’ai appris par la poésie à combler ce genre de petit manque. Il se remplit par exemple de votre voix, du sucre champêtre de votre parfum, de la façon avec laquelle l’air fait des courbes autour de votre démarche. Et puis je sais vos habitudes : le matin, vous partez avant moi au travail et à mon retour, je suis accueilli par les cris de joies de votre petite fille. J’imagine qu’ils me sont destinés.
Ainsi, toute ma journée, mon cœur bat guidé par le métronome de ces quelques pas matinaux qui résonnent dans le couloir tandis que mon thé infuse.
J’ai eu toutefois quelques rares occasions de vous croiser. Notamment ce jour où vous êtes rentrées plus tard que de coutume et où votre fille vous devançait et vous a chuchoté : « Maman, il y a le monsieur qui caresse les murs ! » Ce jour-là, j’ai senti votre gêne et je n’ai pas compris ce que vous lui avez répondu. J’étais à deux doigts de vous confier que je n’avais jamais entendu de chose aussi belle. Je n’ai pas osé.
Mais cette première gêne n’était rien à côté de celle ressentie lors de notre seconde rencontre fortuite. Ce jour où l’homme au scooter a frôlé votre fille, je sortais de l’immeuble à votre suite et vous avez cru que j’étais témoin de cette menace. Dans votre colère, vous vous êtes écrié : « Vous avez vu ça ? » Une échappée naturelle, spontanée comme les quelques mots de votre fille. J’ai senti votre honte dans le silence qui a suivi et dans l’intonation de votre timide politesse clôturant l’épisode. Je voulais vous rassurer et je n’ai rien fait. 
Aujourd'hui je me dévoile. J’ose maintenant briser ces moments d’audaces retenues et vous livrer cette confession qui vous aidera à choisir le camp de mes illusions : que le réel tienne ou non la main de l’imaginaire ; que votre visage reste à jamais dans le brouillard de la poésie ou qu’il se révèle dans l’effleurement de mes doigts tâtonnants ; que l’homme à la canne blanche, l’homme qui caresse les murs entende ou non ce nouveau métronome que sont les battements du cœur de la femme d’à côté.

samedi 4 octobre 2014

Folie et raison

André Gide, « Journal 1889-1939 », Septembre 1894 

« Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison. Il faut demeurer entre les deux, tout près de la folie quand on rêve, tout près de la raison quand on écrit. »

mercredi 1 octobre 2014

La chute

Il y a des nuits, pareil à des tombes, qui vous couvrent d’un drap noir et vous ensevelissent jusqu’à vous priver d’oxygène. Des nuits comme celles-là, il y en a peu en une vie. Une ou deux, pas plus.
Logé dans l’ultime cavité de cette nuit gigogne, le train d’atterrissage arrière d’un avion, Oumar peinait à recomposer son souffle, éclaté sur le tarmac de l’aéroport de Dakar après sa course désespérée, l’escalade du pneu et de la jambe du train, puis l’infiltration dans la trappe. Une observation minutieuse de l’espace offert, à l’aide de sa lampe de poche, lui avait permis de distinguer un coin qui, semblait-il, le protègerait du repli du train d'atterrissage lors de l’envol. Assis sur une traverse métallique, et juste avant d’éteindre sa lampe de poche, il avait aperçu l’extrémité de son index droit, sortant de son gant. Lors de l’ascension de la jambe du train, son gant s’était accroché à une pointe métallique qui l’avait déchiré. Il n’avait rien remarqué sur le moment puisque rien ne comptait autant que de se mettre l’abri. Plongé dans la totale obscurité du ventre de l’appareil, il attendait le départ et revoyait ce petit îlot de chair mis à nu au centre d’un léger halo de lumière tremblotant.

Il n’y avait plus rien à faire. Juste à prier. Et se laisser porter, dériver dans les airs. Dans le creux de ce nid de câbles et de vérins, résonnait le fracas de l’empilement des bagages. Il s’apprêtait à côtoyer quelques heures des vies enfermées dans des valises et empilées les unes sur les autres. Les passagers voyageraient avec des petites parcelles de leur histoire décomposée en différents objets qui s’encastraient à merveille, tandis que lui voyagerait avec toute son histoire, inscrite dans son corps. 
Malgré la fraîcheur que l’antre de l’avion avait conservé du précédent vol, Oumar suffoquait sous ses couches de vêtements destinées à le protéger du ciel givrant. Il sortit de ses poches les boules de coton, cracha dessus et les fit rouler entre ses doigts afin de les rendre plus compacts. Alors qu’il s’apprêtait à enfoncer la deuxième boule dans son oreille, l’appareil fit un bond en arrière qui le déstabilisa. Il se raccrocha in extremis au plafond bas, évita la chute mais la boule de coton lui échappa des mains.
À peine l’idée que tout se déroulait comme il l’avait imaginé émergea dans son esprit, que quelque chose se dérobait et le mettait en garde. Maintenant qu’il avait perdu cette boule, il sut que tout n’était pas joué tant qu’il ne toucherait pas le sol de Paris. Si une oreille devait rester en alerte c’est qu’une partie de lui, de son esprit, devait écouter. Personne ne se coupe des chuchotements de Dieu comme ça, avec deux modestes boules de coton : si Dieu a quelque chose à nous dire, il faut l’entendre. Il alluma sa lampe de poche pour tenter de retrouver cette boule, mais la batterie jetait péniblement quelques filaments de lumière moribonds dans le roulis de l’appareil qui se déplaçait sur le tarmac. L’entreprise devenait périlleuse, Oumar abandonna et reprit ses prières. Il en avait suffisamment à convoquer pour supporter les défis que pourraient lancer des milliers de voyage comme celui-là. Et plus encore. Tant qu’il y aurait des défis, il y aurait des prières.

Puis un tonnerre émergea de l’avion, comme si ce dernier reproduisait, dans un crachat continu, le son des flammes desquelles il était sorti rutilant, encore vierge de tout voyage. Oumar enfonça le coton dans son oreille gauche, puis pressa l’oreille droite en délivrant, à haute voix, ses incantations adressées au divin, lorsqu’il comprit qu’il devait à tout prix se cramponner. À peine avait-il posé ses mains contre la paroi qu’il y fut projeté par une poussée subite. Au crachat de feu vint s’ajouter le déchirement du bitume tandis que le monstre d’acier essayait de s’en extraire. Le bruit s’amplifia par paliers et bien qu’Oumar hurlait ses suppliques, il ne s’entendait pas. Puis, au bout de quelques secondes, l’avion se cabra et le déchirement du bitume cessa complètement. Oumar fut subitement bercé par une impression de légèreté qu’il pensait incapable de ressentir dans une si grosse machine.
À quelques centimètres de son pied droit, le sol se déplia, aspirant la boule de coton perdue, pressée d’échapper à l’enfer. La trappe s’ouvrit au-dessus de l’océan mouvant dans lequel la lune se noyait. Le train se replia à l’intérieur, pour lui offrir un nouveau point d’appui sur son flanc droit. Il sentit la chaleur des pneus. Combien de temps allait-elle durer ? Pouvait-elle retarder la vague de froid qu’il redoutait ? Cette chaleur avait une odeur : elle sentait la gomme brûlée. Oumar revit son père, debout sur des palettes, dans la cour de son usine, haranguant comme un chef ses compatriotes. Il se souvint de cette odeur âcre et insupportable des pneus qui brûlaient devant la grille.

Si toutes les nuits sont aussi silencieuses, c’est qu’elles réservent un espace dans lequel résonnera le fracas de la grande nuit, celle qui sera témoin de ce voyage aux confins d’une destinée morcelée. Ce fracas peut être intérieur et silencieux. Mais pour Oumar, il était à la fois intérieur et bruyant.
Après le déchirement du bitume, vint celui du ciel. Chaque infime morceau métallique qui composait ce gigantesque oiseau émettait un cri strident, et témoignait par-là de l’effort qu’il déployait pour fendre l’air et oublier son poids. Dans ce déchirement du ciel, Oumar pensait qu’il lui suffisait d’y glisser ses prières pour rendre sa peur moins assourdissante. La tâche s’avérait aisée : habituellement, toutes les prières se logent ici, dans le ciel. Puisqu’il y était, elles pouvaient désormais faire l’économie du voyage depuis la terre et ainsi se concentrer sur leur mission.
Mais le froid ne tarda pas à se manifester, d’abord via la traverse métallique sur laquelle il était assis puis en glaçant les semelles de ses chaussures. Dans cette interminable ouverture du ciel suivie de près du nez de l'appareil, les cristaux de glace s’y infiltraient et commençaient déjà à geler les prières. Il lui était de plus en plus difficile de les formuler comme si la raideur de sa mâchoire lui empêchait de se les prononcer même mentalement.

Soudain, le sol s’ouvrit une seconde fois, le train se déplia et il sut qu’il était devenu cette boule de coton. Cette fois, le ciel était blanc comme la neige qu’il espérait voir à Paris. Il tenta de se retenir à un vérin afin de résister à l’aspiration, mais il sentit son poignet entravé, rivé à son corps, et ne put éviter la chute. Le souffle infernal des moteurs de l’avion diminua, se fondit dans le blanc. La peur se dissipa et laissa place au silence, à la plénitude. Pourtant, au-dessus de lui, l’appareil ne disparut pas complètement. Il semblait malgré tout rapetisser, comme si sa chute s’était figée sans qu’il ne perde l’impression de tomber en continu.
– Excusez-moi Monsieur, nous amorçons notre descente, veuillez attacher votre ceinture s’il vous plaît !
Dans cette nébuleuse immensité de vapeur d’eau, quelqu’un tira sur son poignet. Oumar ouvrit les yeux, et vit l’hôtesse de l’air penchée au-dessus du policier, à sa gauche. Celui-ci attachait sa ceinture et tirait involontairement sur le poignet gauche d’Oumar, prisonnier des menottes qui les reliaient.

En se réveillant, il sentit le froid de son rêve l’envelopper. Il se frotta le bras gauche à l’aide de sa main libre, puis tourna la tête en direction de la fenêtre. Le second policier retirait la cire de ses oreilles et se penchait maintenant au-dessus du hublot. Il lui masquait son pays, sa terre natale : le Sénégal. Sans le voir, Oumar le sentit tout entier remonter en lui, irradier son corps de cette lumière sombre qui annonce la fin d’une aventure inachevée.

ⓒ Garry Winogrand.

samedi 27 septembre 2014

La part de vide


    Entre les choses que nous savons et celles que nous ignorons, il y a un fossé que l’écriture tente de combler. Lorsqu’elle y parvient, elle nous donne à voir ce que nous savons comme quelque chose de neuf, et ce que nous ignorons comme quelque chose d’archaïque, qui a toujours été là, à nos côtés. Du moins, c’est ce que je crois. Mais je ne suis pas écrivain, je répare des ascenseurs.
Pourtant, quelque part, j’ai moi aussi toujours eu le sentiment de combler un vide, sans que cela ne se voit, sans que personne n’y prête un réel intérêt. J’ai toujours pensé que mon métier se réduisait à faire en sorte que les gens puissent aller d’un point A à un point B, sans encombre, sans souci ; que les chemins de vie ne s’interrompent pas brutalement, sans raison. Et surtout, lorsque ces interruptions surviennent, que l’attente, autant que faire se peut, soit la plus courte, que le vide soit le moins béant possible. Cette croyance a toujours été bien ancrée en moi, jusqu’à cet épisode un peu particulier.
Ce jour-là, à travers un seul coup de fil, j’ai compris que nos vies nous offraient parfois des arrêts impromptus, afin que nous puissions y glisser un regard neuf et grandir dans cet espace ouvert à l’indéterminé. J’ai compris que les obstacles n’en étaient pas totalement, mais surtout que le temps qu’il fallait pour que ce vide soit comblé, n’était pas le temps habituel dans lequel nous évoluions tous les jours. Dans ces moments-là, une autre dimension rentre en jeu qui nous oblige à un contournement plus ou moins doux. Pas une remise en question. Plutôt comme si une force extérieure nous contraignait à devenir spectateur de notre vie en plus d’en être acteur.
Après avoir été témoin de cet incident, j’ai eu l’étrange conviction que je devais l’écrire, tout en étant déjà convaincu de l’avoir écrit en le vivant. Cette autre certitude aussi que c’était en l’écrivant, je veux dire en le couchant sur le papier, que je comblerais un vide, en moi, et pas d’une autre manière.

Habituellement sur les routes, je suis resté ce matin-là au bureau, afin de répondre aux appels et d’envoyer les collègues sur les lieux des dépannages. Je remplaçais la standardiste qui m’avait prévenu qu’elle serait en retard à cause d’embouteillages inhabituels sur la route.
Un premier coup de téléphone retentit, qui provenait directement d’un ascenseur. J’ai décroché, me suis présenté, mais personne ne m’a répondu directement. Par contre, j’entendais distinctement deux hommes. L’un avait un voile d’inquiétude dans sa voix malgré son ton déterminé et grave. Et l’autre, plus en retrait, presque son opposé, manifestement plus serein, tentait d’appréhender ce qui venait de se passer. Le premier s’appelait Nabil. Le second Chlomi.
– Pourquoi personne ne parle ? Ça ne marche pas ! C’est pas vrai, je savais que ça arriverait !
Nabil ponctua sa phrase d’un coup qu’il asséna à l’interphone défectueux de l’ascenseur. Généralement ce que fait toute personne démunie, qui tente à tout hasard de jouer sur un faux contact superficiel, en même temps qu’il exprime son mécontentement, ou sa rage. Chlomi tenta de le rassurer aussitôt.
– Ça a sonné comme si l’appel était passé pourtant. Attendez, il faut peut-être que…
– Non, non ! Ça ne marche jamais ce système d’appel. Vous appelez au secours et personne ne vient. Et ça n’étonne personne non plus ! Vous y comprenez quelque chose, vous ? Tout est pareil, partout, tout le temps. Rien ne marche et les gens crient au secours et…
Chlomi restait silencieux. J’entendais que quelqu’un faisait les cent pas et je me disais que cent pas dans un ascenseur signifiaient beaucoup d’agitation. J’essayais encore de parler de temps en temps, surtout lorsqu’un blanc dans l’échange survenait, mais les propos décousus et impétueux de Nabil, ainsi que sa respiration haletante ne m’en offraient que très peu d’occasions. La rareté des silences et le peu d’espoir qu’ils m’entendent à nouveau m’ont convaincu de ne plus parler directement en m’adressant à eux. Je me suis mis à ponctuer mon écoute de mots épars, capturés au hasard de mes pensées, prononcés à haute voix, autant pour ne pas interrompre ce flot intérieur qui faisait mine de les accompagner que pour tester timidement la liaison. Mais j’avais peu d’espoir qu’ils m’entendent. J’ai fini par complètement baisser les bras, persuadé que le micro ou un circuit de l’appareil était endommagé. J’ai appelé un collègue pour lui signaler la panne et le lieu.
Un appel provenant d’un ascenseur nous communique automatiquement la référence de l’appareil et, par une recherche rapide dans les fichiers du central, l’endroit où il se trouve. Mon collègue m’a prévenu qu’il y serait en moins de trente minutes, que c’était une chance qu’il soit aussi prêt. Un contretemps l’avait retardé, sans cela, il devrait déjà être à l’opposé de la ville m’a-t-il confié.
– Je ne peux pas… je ne peux pas… Pourquoi ça ne capte pas ?
– Ne vous inquiétez pas, ça se remarque de suite, dans un grand immeuble comme celui-là, que l’ascenseur ne marche pas.
– Non ! Non ! Ils sont tous occupés !
Comme emmuré dans sa peur, Nabil a commencé à crier à l’aide, taper violemment contre les portes métalliques et même essayer de les ouvrir. Sa respiration haletait et semblait dériver lentement loin de lui. Puis j’ai entendu un frottement de tissu et un bruit sourd, comme un corps qui tombe. Sa peur l’a submergé me suis-je dit. Pourtant, j’entendais quelques mots de lui, il n’avait pas perdu connaissance.
Des années d’expérience dans ce métier m’ont permis de constater une chose : les personnes claustrophobes se retrouvant bloquées dans des ascenseurs ont presque instinctivement le réflexe, le besoin, lorsqu’elles se sentent acculées, de se relier à la terre, de sentir les contraintes de l’apesanteur. Ainsi, elles se recroquevillent sur elles-mêmes et s’assoient sur le sol quand bien même l’ascenseur est pendu dans les airs. Ce réflexe cherche à contrecarrer l’absurde danse verticale de la machine qui ne répond plus aux intentions humaines.
– Ne paniquez pas ! Calmez-vous ! Détendez-vous !
Je me suis demandé si je devais appeler les pompiers. J’ai à nouveau tenté de parler, en vain. Et petit à petit, j’ai senti que Chlomi faisait de son mieux pour contrôler la situation, qu’il avait presque l’habitude de gérer ce genre de crise. Je me suis rassuré aussi en pensant que Chlomi savait que je les écoutais, qu’il avait perçu un souffle prêt à les secourir. Bien qu’ils ne m’étaient pas adressés, quelques mots de Nabil m’ont rassuré même si le faible son de sa voix trahissait presque un abandon :
– J’ai peur ! Je ne me sens pas bien. Je n’arrive plus à respirer.
– Desserrez le nœud de votre cravate ! Permettez-moi de vous aider. Je vais détacher aussi le bouton de votre chemise. Respirez calmement. Nous sommes en sécurité. Ils vont arriver. Il faut juste attendre patiemment.
– Comment savez-vous… qu’ils vont arriver ?
– Dans quelques minutes, quelqu’un va essayer de prendre cet ascenseur et va remarquer qu’il ne fonctionne pas normalement. Ou bien, vos collègues vont se demander pourquoi vous n’êtes pas là… Vous travaillez ici, non ?
– Mais pourquoi personne ne répond quand je crie ?
– Parce que les bureaux ne sont pas juste à côté de l’ascenseur je suppose.
– Excusez-moi mais je ne supporte pas de me sentir enfermé, je ne sais pas pourquoi.
– Je comprends, je comprends tout à fait. Respirez calmement. Attendez.
Chlomi s’est relevé et il a ôté une bretelle de son sac à dos d’une de ses épaules et l’a posé à terre.
– Je crois que je dois avoir un truc pour vous apaiser.
– Je me sens partir, je vais perdre connaissance…
– Regardez-moi, regardez-moi… comment vous appelez-vous ?
– Nabil !
– Nabil, regardez-moi ! Respirez fort et lentement comme moi. Je vous montre l’exemple, faites comme moi !
La respiration de Chlomi sifflait et timidement, celle de Nabil émergeait des profondeurs, de dessous la terre sous laquelle il avait cherché à s’enfouir, à s’enraciner. Le sifflement de son souffle a rejoint celui de Chlomi et j’avais l’impression d’entendre l’ascenseur respirer. Nabil n’aurait pu imaginer que quelqu’un d’autre qu’eux deux faisait siffler son souffle, à quelques kilomètres de là, afin de repousser la peur qui montait en lui. Moi aussi je respirais avec eux, donnant de l’écho à leur respiration comme pour ouvrir l’espace confiné dans lequel ils étaient prisonniers.
Soudain, cet écho m’est revenu et une image a refait surface, puis plusieurs. D’abord l’ascenseur de la maternité, puis les couloirs, la salle d’attente, la chambre d’Hélène et enfin la salle d’accouchement. Ces souvenirs remontaient à la naissance de notre fils, soit trois petites années en arrière. L’incertitude quant au bon déroulement de l’accouchement avait jeté Hélène dans une panique débordante, et les sages-femmes m’avaient appelé pour l’aider. Persuadée qu’elle n’y arriverait pas, elle s’était mise à pleurer et trembler. Avant que je ne pénètre dans la salle d’accouchement, l’une des sages-femmes m’avait expliqué ce que je devais faire : guider, conduire la respiration d’Hélène. Rien que ça.
– Non, non, je ne prends rien. Je ne peux pas, je prends déjà un bétabloquant.
– Ce n’est pas un médicament, ce sont des plantes, de l’aubépine. Ça va vous apaiser un peu.
– Mais… vous êtes docteur ? Vous alliez au même étage que moi pourtant. Le cabinet est deux étages au-dessus de la banque…
– Non, réponds Chlomi, un peu amusé et certainement persuadé que laisser transparaître son amusement rassurerait Nabil. Je devais aller déposer un sac de médicaments à la pharmacie pour les recycler mais elle n’était pas encore ouverte. Au pire, ça sera un peu moins efficace. Tenez, j’ai même un peu d’eau.
– Mais vous disiez que ce n’était pas des médicaments ?
– Oui, ce sont des plantes. J’en ai deux boîtes, je voulais me débarrasser de la plus ancienne. Je peux vous la laisser du coup.
– Je ne sais pas. Je vais essayer d’appeler mon…
Nabil donnait l’impression d’être perdu et de vouloir tout tenter en même temps. Il tenait son portable et essayait sans succès de joindre l’extérieur. Sa voix se perdait dans les méandres de son corps clôturé par lui-même, par sa peur, et duquel s’échappait, malgré tout, les prémices d’un souffle libérateur.
– Je vous assure Nabil, faites-moi confiance. Laissez votre téléphone, vous ne captez pas. Vous vous acharnez pour rien. Regardez-moi ! Je suis là, comme vous. Je ne me fais aucun souci. J’ai confiance. Ayez confiance comme moi !
Chlomi a repris sa respiration et j’ai souri lorsque j’ai imaginé qu’il imitait une locomotive faisant du surplace, prisonnière d’une gare.
Entre deux souffles, Nabil s’adressa à Chlomi :
– Je ne vous ai pas demandé votre prénom…
– Chlomi.
– Vous êtes juif, Chlomi ?
Nabil a oublié quelques secondes la panne. Dans sa voix, il y eut comme une sorte d’espoir ironique et les mots semblaient détachés les uns des autres tout en étant mêlés, reliés par un fil à linge tendu sous le soleil ardent. Le soleil de la confidence, du secret, dans le silence d’une confession à venir.
– Oui ! Je suis juif. Et vous, Nabil ? Vous êtes musulman ?
– Oui ! soupira-t-il d’amusement. Nous avons le même Dieu, c’est pour ça qu’il nous a mis dans le même ascenseur.
Chlomi a rigolé.
– J’aime beaucoup votre façon de voir les choses, Nabil !
Les quelques secondes qui ont séparé son soupir de sa prochaine question se sont écoulées très lentement, comme chargées d’un temps double, dans lequel les racines de leur vie respiraient l’air qui jamais n’avait réussi à s’infiltrer dans la terre compacte de leur existence. Un temps dans lequel l’écho de mon souffle avait toute la place de se répandre.
– Est-ce que vous croyez que nos dirigeants devraient se retrouver dans un ascenseur en panne ?
– Je pense que tous les jours, des occasions comme celles-là les font se rencontrer mais qu’ils ne se voient pas. Qu’ils passent à côté.
– Vous avez raison, Chlomi ! Dieu les fait se rencontrer tous les jours.
Toute la fraternité de ces deux hommes, que le quotidien retenait derrière les politesses d’usage, se figea, se condensa dans ce nouveau petit silence. Craignant de briser la corde à linge, le fil tendu de leur échange, il me sembla que ma respiration s’était interrompue un court instant, impossible à mesurer.
– Donnez-moi votre cachet ! Je vous fais confiance.
Puis après un temps.
– Vous montiez à l’étage de la banque n’est-ce pas ? Vous aviez rendez-vous ? Qu’est-ce que Dieu a voulu me dire en vous plaçant sur ma route ?
– Je crois qu’il a voulu que je respire avec vous quelques minutes, c’est tout. Pour le reste, je ne pense pas qu’il se préoccupe des vraies raisons de ma venue ici. Je suis venu pour un prêt. J’achète une maison pour ma famille.
– Vous avez rendez-vous avec qui ?
Quelque chose dans la voix de Nabil semblait se repositionner et perdre de sa fragilité.
– Personne, c’est la première fois que je viens.
– Laissez-moi m’occuper de vous. Je crois que je vous dois bien ça. Je me ferai un plaisir.
La part de vide que la panne avait creusée dans leur existence étant désormais comblée, l’ascenseur s’est mis à fonctionner de nouveau, les surprenant tous deux.
– Qu’est-ce que…
– Peut-être une coupure de courant des parties communes.
Nabil a laissé évacuer toute sa peur dans une dernière explosion de souffle qui rencontra le micro du système d’appel de l’ascenseur au moment où il se levait. Du moins, je le présume. Tant et si bien qu’il l’acheva et que plus aucun son ne me parvenait de l’appareil.
J’ai trouvé juste finalement que le sort me prive des derniers mots de cette rencontre emprunte de dignité. Elle ne m’appartenait plus. J’en avais assez profité. Et puis, après tout, je n’avais pas assisté non plus au début de cette rencontre. En étant privé de la fin, cela me donnait l’impression que Dieu, auquel je ne croyais pas, m’avait chuchoté un message, persuadé que je n’y prêterais guère attention.
Consciencieux, j’adressai néanmoins quelques mots au silence et lançai à Nabil et Chlomi un dernier message pour leur signifier que j’avais bien pris l’appel et que quelqu’un arriverait dans quelques minutes. Puis j’ai raccroché.
La standardiste est arrivée peu après, confuse de m’avoir contraint à la tâche qui lui était destinée.
– Tu t’en es sorti ? Tu as eu des appels ?
– Oui, un seul. J’ai envoyé quelqu’un. On a la situation en mains. Qu’est-ce qu’y t’est arrivé ?
– Ils faisaient sauter un vieil immeuble et des centaines de gens s’étaient arrêtés pour voir le spectacle. Résultat, des bouchons incroyables.

Je n’ai raconté cet épisode à personne. Persuadé que je n’aurais jamais l’occasion de rencontrer Nabil et Chlomi, qu’ils resteraient à jamais des personnages fictifs, j’ai cru bon de les tenir dans l’écrin des instants volés. Puis, j’ai eu envie d’ouvrir cet écrin, rien que pour moi et d’écrire cette histoire. Un peu pour la revivre, un peu pour y puiser un secret. J’ai cherché dans le tiroir du bureau des feuilles et je suis tombé sur ce petit carnet presque plein, dans lequel j’avais raconté, pour moi seul, des épisodes de mon quotidien dans lequel des angoisses venaient me paralyser. Sans réfléchir, je l’ai pris et y ai couché d’une traite cette histoire.
Par la suite, alors que je l’avais reposé à sa place, j’ai vu un lien entre mes angoisses et la peur qu’avait ressentie Nabil. J’ai pensé que peut-être je n’avais pas choisi par hasard ce carnet. Le secret que j’attendais ne s’était pas révélé, et je ne sentais pas non plus quel vide j’avais rempli en l’écrivant.

Quelques semaines plus tard, sur mon planning, était programmée une visite des lieux de l’incident pour un contrôle de routine. Comme je fais à chaque fois dans ce cas-là, j’ai emprunté l’ascenseur en appuyant sur le dernier étage afin d’exécuter un trajet complet et d’écouter les bruits significatifs d’un mauvais fonctionnement. Et naturellement je voyais Nabil et Chlomi, là, dans ce petit vide de leur existence. Je ne pouvais pas croire qu’ils avaient été là, que je les avais entendus. Malgré tout, je les imaginais en me repassant le film de cet épisode en accéléré. Puis, les portes se sont ouvertes avant que je n’atteigne le dernier étage. Un homme reconnut ma tenue de travail et surpris de me trouver là, me salua et m’interpella :
– Il y a un problème ?
Je distinguai immédiatement le son de la voix de Nabil. J’ai réfréné l’envie de l’appeler par son prénom.
– Non, un contrôle de routine. Bonjour. La procédure en cas de panne. Tout va bien. Je vous le renvoie.
– Merci ! Et pensez à vérifier le système d’appel !
– Il a été changé. Tout est en ordre.
J’ai adressé un sourire à Nabil tentant d’y mettre autant de confiance que de fraternité, et j’ai succombé à l’envie de lui adresser un salut de la main. Je ne sais pas pourquoi. C’était idiot. Comme si, jalousant leur histoire, je m’étais permis d’incarner, le temps d’un geste seulement, Chlomi.
Et puis, avant d’atteindre le dernier étage, j’ai pensé à Hélène et à notre fils. Ce soir-là, j’ai invité Hélène à manger à l’extérieur et je lui ai tout raconté. J'ai bien vu qu’elle m’écoutait seulement d’une oreille, qu’elle regardait notre fils s’amuser avec d’autres enfants dans le parc, à proximité de la terrasse du restaurant. Je ne lui en voulais pas. Je crois même que la façon dont je l’ai racontée faisait en sorte qu’elle ne puisse y attacher une grande importance. Et de la sorte, je donnais l’impression de me chuchoter l’histoire, de la relire à voix basse, pour ne pas que Nabil et Chlomi m’entendent. De la rendre à Dieu.
Cette histoire ne m’appartenait plus. Alors en rentrant, j’ai feuilleté rapidement le carnet et l’ai jeté. Je savais que je finirais par le faire, persuadé que le moment idéal se manifesterait de lui-même. Plus tard, lorsque j’ai ouvert le tiroir du bureau, à la place du carnet, il y avait un vide. Ce vide n’avait aucun sens en lui-même. Je veux dire au regard de l’espace qu’il libérait. Il me disait juste qu’il y avait la place pour quelque chose de nouveau. Il me le disait à travers cette sensation d’apaisement que je ressentais. Uniquement de cette manière, simplement.


mardi 19 août 2014

Le goût du passé

« Ceux qui aiment toutes les femmes sont ceux qui sont en route vers l'abstraction. Ils dépassent ce monde, quoiqu'il y paraisse. Car ils se détournent du particulier, du singulier. L'homme qui fuirait toute idée et toute abstraction, le vrai désespéré, est l'homme d'une seule femme. Par entêtement dans ce visage singulier qui ne peut satisfaire à tout. »*
 
« Je suis de ces âmes que les femmes disent aimer, et qu'elles ne reconnaissent jamais quand elles les rencontrent. »**

Au cours d'un voyage, j'eus l'opportunité de croiser un homme qui habitait le cœur de toutes les femmes qu'il rencontrait. Il me le confia en toute innocence, sans prétention aucune et même avec une pointe d'amertume. En effet, il était convaincu que ce don prodigieux, ce pouvoir qu'il avait non seulement de pénétrer, mais de dénouer les plus infimes secrets des femmes, le privait de tout plaisir charnel avec elles. Si bien qu'il ne pourrait jamais se faire une fierté de ce pouvoir. Bien au contraire.
Habiter leur cœur ne signifiait pas qu'elles fussent amoureuses. Mais qu'elles avaient trouvé en la personne de Joseph, c'était son nom, l'ombre même de leur féminité dans ce qu'elle avait de plus insoupçonnable et d'inavouable. Si bien qu'épouser une ombre, pour ces femmes, était inconcevable, puisque c'était risquer de la voir disparaître en la confondant avec elles-mêmes. Pour l'avoir à leurs côtés, il fallait avoir un œil sur cette ombre et se tenir debout tandis qu'elle s'allongeait derrière elles. Joseph ne s'allongerait donc jamais à leur côté.
Il aurait tout sacrifié pour un seul cœur qui eut l'audace de perdre son précieux confident afin de gagner, un temps seulement, son exclusivité, sa proximité constante, y compris dans un lit. N'ayant eu que peu d'occasions de glisser son ombre à lui sur elles jusqu'à ses trente ans, il s'était persuadé avec les dix nouvelles années écoulées, et peut-être la lassitude de ses espoirs déçus, que le goût de leur peau avait la saveur et le piquant de la moutarde. Mon niveau d'anglais n'étant pas à la hauteur de mes ambitions de journaliste de l'époque, je ne compris pas de suite le mot qu'il prononça en anglais, puisqu'il l'ignorait en français. Joseph était slovène. En revanche je saisis très vite que cela avait un lien avec le goût, puisque ce que je devais deviner était sensé accompagner, agrémenter des mets. J'en déduisis, fort de l'idée de revanche qui s'était peut-être forgée depuis dans son esprit, qu'il voulait assurément manger les femmes. Je lui offris un rire timide qui lui fit comprendre que je n'avais pas saisi la subtilité de son mot et l'encouragea à persévérer dans son explication. Puis quelque chose de plus aiguisé se fit jour derrière le mot 'mastered' que je crus d'abord entendre. Je gratifiai son bon mot d'un sourire complice sans m'attarder sur la poésie de sa trouvaille puisque c'était le moment que j'avais choisi pour le prendre en photo, tentant de profiter de sa diversion engagée dans l'amorce d'un repas qu'il déballait d'un banal sac plastique, pour lui faire oublier le flash qui illumina un instant le compartiment de notre wagon-lit, en pleine nuit.

J'étais pressé de terminer une pellicule qui se fossilisait dans l'appareil, ignorant presque quelles images elle renfermait : de forts soupçons m'inclinaient cependant à penser qu'une nouvelle fois, j'avais tenté de parfaire ma technique de mise au point rapide sur une campagne morne d'un après-midi d'automne avant ce fameux voyage que j'entamais alors. Mon objectif était d'atteindre l'ex-Yougoslavie et nous étions en 1993. Je ne tirai le portrait de Joseph nullement parce que je voyais en lui un personnage de roman, mais de manière bassement matérielle, parce que je souhaitais charger mon appareil d'une cartouche neuve prête à immortaliser un conflit que je me sentais en capacité de couvrir, allant parfois jusqu'à imaginer le stopper par mon seul témoignage et mon talent à le révéler à une élite diplomatique désarmée. Je crois que, du haut de son âge, celui que j'ai atteint aujourd'hui, il sentait mon impatience, ma jeunesse à relever les plus périlleux défis, avec une immaturité triomphante. Et cela l'encouragea à se confier, persuadé que mon glorieux dessein m'occupait tant que je ne l'embarrasserais aucunement avec des questions détournées ou insistantes, voire intéressées, comme s'il se confiait finalement à un confessionnal qui n'eut jamais ponctué sa confession de prière, ni ne l'eut chargé, lui, d'une once de culpabilité par un regard levé au ciel ou un raclement de gorge accusateur.

Quelques vingt années ont passé, et c'est dans l'espoir de faire resurgir l'éclat du passé à travers les images que la mémoire de ces veilles mécaniques retenait jalousement, que j'époussetai mes appareils avant de les vendre, et que je tombai sur cette pellicule, ignorant totalement de quoi elle était composée. Une succession de presque trente photos me transporta dans des paysages flous, sombres, apocalyptiques d'une campagne morte et au bout de cette contrée sans âme, un homme, assis dans un wagon-lit, un casse-croûte dans les mains, surpris en train de parler, immortalisé dans un instant de vérité. Lui, Joseph. Cet homme qui savait tout des femmes. À cette époque, j'ignorais tout d'elles et rien n'était plus éloigné de moi que cette préoccupation que j'associais, au mieux, à une délectable et absconse distraction, au pire, à une vision rangée d'un futur que j'espérais encore lointain. Lorsque je vis sa photo, j'eus le sentiment d'avoir côtoyé, une nuit seulement, un grand frère qu'on m'avait caché, et qu'il m'avait réservé, en quelques phrases ciselées, un condensé de toute son histoire, avant que la fatigue nous contraignît à déplier notre siège de vieux cuir dans le but d'en faire une couchette de fortune, et de dormir quelques heures pour atteindre au petit jour sa ville à lui, Ljubljana, à mi-parcours de ma destination finale.

*Albert Camus, Carnets 1942-1951, Gallimard, 1964.
**Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquilité, 107, page 141, Christian Bourgois Éditeur, 1999. 

vendredi 15 août 2014

L'équilibre

La difficulté, dans l'écriture, est de tenir cet équilibre qui à chaque mot chancelle, entre le 'dire' des choses qui se meuvent et le 'dire' des choses qui se pensent. En cela, il est possible de comparer l'auteur à un acrobate. Et son récit, le souffle de sa vie, risque à tout moment de basculer dans le précipice, de se perdre, de s'interrompre.

Dans « La Stratégie du boomerang », Rafael Chirbes écrit : « Mais c'est là l'essence de notre métier. Poursuivre le tremblement de l'instant où la balance atteint son équilibre, le moment où le roman trouve son aura et brille d'un nombre infini de sens. »

lundi 4 août 2014

Écrire et vivre*

J’arpente le magasin depuis presque trente minutes. Je crois que le vigile a repéré mes allées et venues. Il lit sur mon visage la peur et tout naturellement se persuade que je vais commettre un vol. Son regard n’est pas pour me réconforter dans l’épreuve qui m’attend et que je tarde à relever plus je me convaincs d’être prête. Cette épreuve, c’est une idée de la psychothérapeute.
« Le défi », comme elle l’appelle. Après des mois de travail, me voilà prête à passer à l’acte. Et son idée de romancer le défi me griserait, si je n’avais pas à lutter contre ce filet d’angoisse qui me saisit à l’idée d’être prisonnière de l’ascenseur quelques secondes.
Elle a raison : si je médiatise ma peur, si j’en fais une œuvre d’art, si j’écris au moment où je vis, je vais éloigner ma peur et me concentrer sur la création. Il n’empêche que mon corps cherche un moyen de se dérober, il m’envoie des signaux, passe du froid au chaud et inversement, tremble, bouillonne, compresse mes entrailles, se dissout puis se recompose miraculeusement. Elle m’avait prévenue : j’allais inévitablement revivre le drame, et ne souhaitait pas que j’attaque par l’ascenseur qui m’avait sauvée d’une probable mort. J’ai insisté. Je me suis dit que celui-ci ou un autre, c’était la même chose. Et je sentais, après tout ce temps, que l’heure était venue.

« Les réseaux de l’inconscient sont comme une enfilade de lacs insondables. Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’elle finirait par être effrayée par quelque chose qui l’avait protégée, sauvée de la folie d’un homme. 
De là où elle se tenait, depuis son poste d’observation, au rayon des lunettes de soleil, elle ne pouvait voir la grosse bouche d’acier. Seulement deux ou trois clients en attente de se faire avaler. Son reflet, que lui renvoyaient certaines lunettes, n’était pas suffisamment net pour y déchiffrer les rides de son propre fantôme. Celui qu’elle voulait voir disparaître un jour. »

La décision remonte à mercredi dernier, date de notre dernier rendez-vous. Le lendemain, j’ai appris que Paul Auster venait faire une lecture de son dernier roman, à deux pas d’ici. Celui que je tiens maintenant dans mon sac. Il me donne du courage. J’ai tissé mon propre réseau : le livre de Paul Auster, l’écriture, et les mots que je convoque, pour avoir des armes face aux réseaux de l’inconscient. 
Ce que je n’avais pas prévu c’était la méfiance du vigile : ma main gauche enfouie dans le sac est pour lui, là encore, une attitude suspecte. Ça m’amuse presque de penser qu’il puisse lire en moi des versions d’inhumanité, à l’identique de celui qui m’avait précipité dans ce drame. Je crois que ce serait plus facile d’interpréter, de jouer le monstre de la tuerie que mon propre rôle : une femme qui fuit, qui a peur.
Ce n’est pas seulement le roman de Paul Auster que je tiens là. C’est l’écriture toute entière. Celle qui peut me sauver. Un livre comme un radeau. Je n’y avais pas pensé mais tout naturellement, pour le docteur, ça avait été une évidence. Raconter le drame, c’était extraire la tumeur des événements implacables inscrits en soi, tout en y prenant une certaine satisfaction étourdissante. Plus encore qu’une revanche. Une refondation.

« Aussitôt, lorsqu’elle avait appris qu’il venait, elle avait tout organisé. Le défi serait suivi de sa récompense : la lecture et la dédicace de Paul Auster. Un écrivain motiverait sa précipitation, son engagement dans sa rémission. Elle n’en avait pas parlé à sa psychothérapeute parce qu’elle avait eu peur qu’elle lui dise que l’idée n’était pas bonne. Qu’il fallait le faire sans récompense. Mais puisqu’elle-même était capable de savoir qu’il fallait le faire sans récompense, cette dernière perdrait de son caractère parasitaire. Malgré tout, ça la rassurait de la conserver. »

Lorsque le jeune couple disparaîtra de mon champ de vision, je me lancerai. J’adresse un sourire à la fois au vigile et à mon reflet dans l’espoir de chasser le fantôme qui me fait face, de puiser l’apaisement dans la plante de mes pieds, comme si j’étais un arbre centenaire qu’il fallait déraciner en douceur. 
Un homme passe devant le vigile et m’empêche de voir sa réaction au sourire pacifique que je lui ai lancé. Paul Auster, lui-même. Le regard du vigile, focalisé sur moi, n’a pas décillé, comme si Paul Auster aussi était un fantôme. Et moi j’ai oublié le vigile. L’écrivain s’immisce dans mon défi, précipite ma récompense dans le travail psychanalytique. Que fait-il ici ? Vient-il faire une dédicace dans le magasin ? Vient-il rendre un hommage aux disparus ? Enquête-t-il sur le drame ? A-t-il renversé son café à l’hôtel et cherche-t-il une chemise neuve pour la lecture ?
Tout est figé dans l’interrogation, seul Paul Auster marche. En direction de l’ascenseur. Je ne sais plus si je tremble à cause de Paul Auster ou de ce que je m’apprête à revivre. Je ne sais plus ce que je dois faire, ni pourquoi le faire. Je marche machinalement en direction de Paul Auster, en direction de l’ascenseur et pour se faire, je me rapproche du vigile avant de bifurquer. Je le vois qui chuchote quelques mots à son oreillette en masquant ses lèvres d’une main, mais je n’y accorde pas plus d’importance. Devant moi l’écrivain lance une main dans ses cheveux face à son reflet dépoli que lui renvoie l’ascenseur. À droite de son reflet, le mien. Pas celui de mon fantôme. 

« La grande bouche métallique les attendait. Prêts à disparaître. Et puis une évidence sonna, idéalement synchrone avec la clarine de l’ascenseur qui afficha un ‘zéro’. Elle interpella l’écrivain avec une petite formule de politesse, il se retourna. Elle lui tendit le livre avec sa demande de dédicace au moment précis où les portes s’ouvrirent. L’homme issu d’un autre continent, lui adressa un sourire. Sans le savoir, il allait relever un défi qu’il ignorait. Pire, il allait frôler la mort, si le meurtrier recommençait à tirer. Ils allaient frôler la mort ensemble. Il entra le premier. Puis elle, et les portes se refermèrent… »

*Concours de nouvelles. Thème : Elle entre dans l'ascenseur et les portes se referment...

lundi 14 juillet 2014

Maman

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Et tu es morte. Lui non. Tu n'étais pas à Paris et pourtant c'est toi qui est morte. Tu n'étais pas sur les Champs-Élysées mais dans la chambre de ton appartement, dans la région qui t'a vue naître. Ne me demande pas comment j'en viens à penser que la balle qui ne t'était pas destinée t'a tuée ! Je sais bien que tu es morte d'un excès de somnifères et d'alcool. Mais après tout, une balle de revolver, un coup de couteau, une chute..., la mort ne s'embarrasse pas des moyens lorsqu'on fait appel à elle.

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Il défilait un 14 juillet et toi c'est toute ta vie que tu as vu défiler. Est-ce que je me souviendrais aussi facilement du jour de ta mort si tu ne nous avais pas quitté un 14 juillet ? Pendant que tout le monde s'amuse, que les enfants font éclater le bitume avec leur poudre, les silences sont bien rares. Est-ce ce que tu désirais ? Est-ce que tu voulais qu'il n'y ait pas de silences pour que je peine à te rappeler à mon souvenir ? Tu voulais disparaître derrière la fureur de la joie, celle que tu avais tant de mal à saisir ?

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Et puis les feux d'artifices ont été tirés. Et tous les ans à la même période, tu vois la Terre qui se tourne vers toi et qui brille de quelques paillettes, comme si une enfant s'était amusée à les jeter sur ses pommettes blanches d'écume, ses pommettes bleues. Et puis tu entends le bruit sourd de la poudre qui déchire le ciel. Ne t'imagine pas que c'est moi qui tambourine à la porte. Je ne demande pas d'explications. Il y a longtemps que je n'en demande plus.

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Et tu t'es invitée dans la grande histoire, tu as toujours aimé ça. Les petits gestes de ton quotidien avaient des allures de grande dame. Comme dans ce court passage de film super 8 dans lequel on te voit feuilleter les portants d'une boutique luxueuse. Soudain, tu daignes redescendre de ton piédestal et tu plisses les yeux de contentement, de joie d'être surprise là, dans ton meilleur rôle. Oh, il n'y a pas grand monde derrière les barrières de sécurité que tu imagines. Mais le jeu est le même.

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Et tu es partie. Où, je ne sais pas. Qui peut le dire ! Je me demande si tu n'as pas fait semblant de partir, comme Sam, ce personnage du film de Claude Lelouch*. Tu as voulu tout recommencer, et sans nous blesser. Avec dans ton ombre l'élégance de la démarche de Fanny Ardant doublée d'un petit rire délicat, peut-être celui de Stéphane Audran. Et là où tu es, la nuit tombée, tu n'entendras pas ce que j'entendrai : des hommes vont tirer des feux d'artifices.

« Maman, un homme a tiré sur le Président ! » Jamais je n'ai eu l'occasion de te dire ces mots. Tu as soufflé sur ta vie juste à temps et j'ai aussitôt senti combien il était vain d'exister sans celle qui nous a donné le premier souffle : comme si j'avais cueilli un beau bouquet et que je n'avais personne à qui l'offrir. Malgré tout, je suis là, je me tiens debout et je fais front à l'injustice. Je suis là avec mon prénom de quatre lettres. Oui, souviens-toi ! Tu m'as donné le prénom d'un Président sur lequel un homme a tiré. Et il est mort, ce Président-là.

*Itinéraire d'un enfant gâté.
ⓒ Vivian Maier.


dimanche 13 juillet 2014

Creuser un tunnel

Rafael Chirbes, « La Stratégie du boomerang »

« Je crois qu'il n'y a pas de différence entre écrire et creuser dans le plus noir des tunnels. »

vendredi 11 juillet 2014

La Vérité

La Vérité de Henri-Georges Clouzot (1960)

Ce que les autres savent de nous n'est qu'une petite parcelle de vérité, à l'image de ce morceau de miroir dans lequel Dominique se regarde avant d'entrer aux assises. Quand bien même nous voudrions tout dire et tout montrer, comme Dominique, nous serions confrontés aux mailles étroites de la rhétorique. Mais pas seulement. Il faut toujours user d'un moyen pour la dire cette vérité, que ce soit la parole, les émotions ou un morceau de miroir. Nous ne délivrons toujours que le reflet de notre vérité. Transmettre c'est déjà morceler, fragmenter, défigurer. Et quand la peine, la douleur donnent la force de frôler la justesse, il faut encore que l'accueil, l'écoute soient justes. Comment une jeune femme peut-elle espérer être comprise par des jurés qui pourraient être ses parents ? Ceux-là même qui lui donnaient l'envie de fuir et de transgresser la morale bourgeoise. Ceux-là même qui sont à la source du drame.
L'avocat de Dominique le sait : « Aux assises, il n'y a qu'une vérité. » Tout est joué d'avance. L'institution judiciaire a sa rhétorique : propre, cadrée, implacable. Et si le tribunal cherche la vérité dans les faits, toujours il la trouve car sa rhétorique même l'enfante. Cependant, la vérité nue, la vérité de l'être n'est pas dans les faits mais dans l'enchaînement des faits, dans les interstices du signifiant, dans le silence derrière la lumière. Et comme deux calques, il faut faire se superposer les focales de l'institution et de Dominique, pour espérer la comprendre. C'est le travail de l'avocat. Le travail de l'avocat général tend au contraire à les distendre. Lorsque Sartre parle du roman d'Albert Camus, L'Étranger, il emploiera le mot de « décalage ». Nous y sommes.
Gilbert et Dominique, bien qu'ils aient été amants, n'ont rien en commun : Bach face à Brando ; la musique orchestrale face au cha-cha ; le travail, l'acharnement face à la légèreté, l'insouciance, l'amusement. Lui dirige, sa musique. Elle, se laisse porter, devient la musique. L'enfermement face à la liberté (à l'issue du drame, c'est la liberté qui sera enfermée). Et puis Dominique Marceau est en décalage avec son époque. En refusant les principes rigides de ses parents, en cherchant à vivre ses désirs, elle sort du cadre pour trouver le sien propre. Et son cadre est à l'avant-garde, comme ses lectures : Les Mandarins de Simone de Beauvoir. Comme Meursault pour sa mère dans le roman d'Albert Camus, elle ne pleure pas non plus la mort de son père. Même si ce n'est pas précisément ce que lui reproche le tribunal, il pointe son manque de cœur qui lui aurait permis de préméditer son acte, d'agir froidement et de simuler tout remord.
L'enjeu est là : signifier ce décalage à l'image. Le plan le plus flagrant à cet égard, n'est autre que celui qui montrera le crime dans sa plus froide réalité : au moment des coups de feu, toute la perdition de Dominique est dans ce cadrage incertain, tremblant et fulgurant. Un plan serré sur son visage dans lequel ses paupières au maquillage noyé de larmes sursautent à chaque coup de feu assourdissant. Un moment de vérité nue, qui vient clore les réminiscences, les trajectoires fébriles du 'dire', les recompositions factices orchestrées et imposées par la justice.

Albert Camus écrit : « En ce sens, il [Meursault] est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c'est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l'on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. Mentir ce n'est pas seulement dire ce qui n'est pas. C'est aussi, c'est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu'on ne sent. C'est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu'il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. (...)
Meursault pour moi n'est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d'ombres. Loin qu'il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l'anime, la passion de l'absolu et de la vérité. Il s'agit d'une vérité encore négative, la vérité d'être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible.
On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L'Étranger l'histoire d'un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. »*

Amoureuse du soleil, Dominique Marceau dansait jusqu'à ce que son malheur la conduise à commettre l'irréparable. Et puisqu'il est impossible de se faire comprendre, et que ce petit morceau de miroir ne reflètera jamais qu'une portion de sa vérité, elle le brisera en silence, et se tranchera les veines. Alors que quelques quelques gouttes de sang de son poignet irradient déjà son drap, sa vérité aussi aura peut-être la chance de traverser son linceul.

*Préface à l'édition américaine de L'Étranger. [08 janvier 1955]
Brigitte Bardot, « Dominique Marceau ».