lundi 26 septembre 2016

Être quelqu'un avant de mourir

Cette musique a toujours été là. Où précisément ? Impossible de le dire. Mais quelque part en moi. J’étais incapable de la nommer, de la convoquer, de la reconnaître dans ses moindres flux et reflux inondant la partition, incapable de mettre un visage sur celui ou celle qui la chantait, incapable même de chantonner quelque chose, et pour le coup de la partager. Peut-être avais-je entendu quelques-unes de ses notes tapotées sur une table, un banc, une vitre, par un étranger, un voisin, un passant. Et puis je reçois une invitation, de la part d’Alice, à me rendre place du Ravelin, au bar éponyme. Alice, chanteuse du groupe This Silly Thing, a déposé des petits cailloux afin que le cavalier solitaire fasse une halte ici. Sur l’affiche, une fumée noire transpercée de lettres annonce son nom : The Dad Horse Experience.

Le voilà qui sort du bar justement. Un gaillard flanqué d’un corps comme façonné par le football et la mine – si Raymond Kopa avait été gallois, peut-être lui aurait-il ressemblé davantage. Il est occupé et à l’aise en même temps, dynamique et disponible. Il porte un pantalon en toile, une chemise blanche qui plisse sous ses bretelles apparentes. Les cheveux en bataille, il a le visage sec et anguleux, passé à l’étuve des concerts égarés, et un sourire grimaçant calé en coin, presque par coquetterie. Ses oreilles sont comme deux signatures de polisson échappé de l’East End, faisant de lui un héros secondaire des romans de Charles Dickens ou Jack London. Dans son regard se lit aussi la malice de ces gamins resquilleurs mis en scène par Ken Loach. Mais je n’y suis pas. Dirk, oui il s’appelle Dirk, est allemand. Ni footballeur, ni mineur, Dirk était chauffeur de taxi avant d’être The Dad Horse Experience. Son itinérance a probablement poli ses traits et gommé sa germanité : la froideur des attentes, le poids de ses bagages, la route rugueuse et inconnue, le vent qui fait s’entrechoquer les lourds étuis à instruments, les regards curieux, ce public devant lequel prêcher, sans oublier les ricochets de la langue anglaise.

Après la douce parenthèse folk d’Alice, berceuse des chercheurs d’or et des cavaliers sans selle imbibés de rêves, Dirk prend place sur la petite estrade, pas très haute, et commence sa chorégraphie : brancher-ça-ici, poser-ça-là-sur-le-côté, allumer-ça, caler-la-chaise, se-caler-dessus. Il place devant un clavier, au sol, une boîte en fer dépoli. Ça ressemble à un vieux compteur Geiger. Il va capter le vice radioactif, ou la quantité de péchés accumulés en chacune des personnes présentes. Il fait tout lui-même, il est un roadie, à la fois artiste et technicien qui reprend la route sitôt le show terminé. Il jette de petits coups d’œil à son auditoire et son regard est à la fois malicieux et concentré. Et puis vient le temps de se déchausser. Pourquoi ? Sûrement être à l’aise, ça lui ressemble. Non. Du bout de ses chaussettes il caresse rapidement quelques touches de sa basse pédale, fait quelques kicks en avant histoire de se déraidir les genoux, et vérifier que sa chaise ou quoi que ce soit d’autre n’entravera pas son jeu.

Je n’ai rien manqué de toute sa préparation et à ce titre je me persuade que la première chanson m’est dédiée. Mais à peine ai-je le temps de frissonner aux premières notes des quatre cordes de son banjo qu’un oiseau tombe de nulle part. Un oiseau blanc, en plastique, entre le goéland et la mouette. Ou bien est-ce un fulmar boréal. La chanson terminée, je regarde où se trouve le nid de l’oiseau : sur une étagère, accrochée au mur, laquelle porte aussi une enceinte. Je comprends que ce sont les vibrations qui l’ont précipité dans le vide. Il reste un second oiseau sur cette même étagère, un noir cette fois. J’ignore s’ils viennent des bagages du chanteur ou s’ils logent ici, au Ravelin. Dirk lance sa deuxième chanson et timidement, l’oiseau noir s’avance près du ravin. Il est presque impossible de le voir bouger mais il s’avance inexorablement. Je ne suis pas le seul à l’avoir remarqué. Un gars dans le public s’avance et l’intercepte dans les airs, juste après son saut. Maintenant que les oiseaux ont pris leur envol, je prends le mien et ne quitte plus l’artiste.

Dirk envoie valser mon âme des Balkans aux Appalaches, en passant par l’Irlande. Je ne sais plus totalement où j’habite et mon sang pulse à la cadence d’un cheval déterminé à garder sa liberté mais diverti aussi par la nostalgie du chemin parcouru la veille. Je suis la réincarnation de quelques descendants de l’Ouest américain perdus dans l’Est européen, et bercés par un blues frotté au banjo ou à la mandoline. Avant d’entamer Kingdom It Will Come, Dirk entortille autour de son cou un kazoo comme s’il allait rappeler au bercail ses fulmars – ils sont donc bien de son voyage à lui, ces oiseaux marins, peut-être même ses éclaireurs. Quelques titres plus tard, il fouille du regard son auditoire à la recherche d’un tatouage sur un bras dénudé, pour introduire sa prochaine chanson dans laquelle il est question du tatouage que personne ne peut voir. Du tatouage intérieur, celui que tout le monde a.

I've been putting a tattoo on me
From the inside I can't see
What it is or what it means
I just know the pain that I feel.(1) 

Par moments, Dirk braille avec justesse comme un punk éméché un peu trop timide, et que l’émotion ferait chavirer. Mais son émotion à lui est l’écho de notre émotion, souvent prête à bondir, lorsque nous cherchons du réconfort, auprès des autres, dans les vapeurs de l’alcool qui inondent les sous-sols de nos occupations sédentaires. Puis le refrain s’éteint doucement, et Dirk tient à nouveau les rênes de ses élans, de son chant qui reprend la route de la confession, de la complainte. Il nous rappelle qu’il est le témoin privilégié de nos égarements. De sa musique naît un hymne des zones d’ombre de notre esprit qui sont autant de rues adjacentes à l’abandon, de banlieues symboliques que nous n’osons fréquenter.

Si les voyelles de Rimbaud ont des couleurs, Dirk donne du noir et blanc aux consonnes, aux lettres sourdes. Du noir et blanc comme à ces deux fulmars tombés du ciel. Puisque c’est bien de ça qu’il s’agit. Du Ciel, avec une majuscule s'il-vous-plaît. Dirk appelle sa musique le Kellergospel(2), le Gospel des caves, des bars, des souterrains, des lieux où personne ne songe, a priori, à la spiritualité, bien trop occupés que nous sommes à tenter de nous libérer de tout ce qui, de près ou de loin, nous enchaîne. Sauf qu’ici peut-être plus qu'ailleurs, enclins à nous livrer, serions-nous prêts aussi à entendre autre chose. Un discours qui frôle le divin par exemple. Et si cette musique a toujours été là, c’est parce qu’elle a accompagné mes questionnements. Elle est la musique de nos questionnements. Est-ce que Dieu existe ? Est-ce qu’il y a un paradis, un enfer ? Est-ce que si je prie, sans foi, je serai sauvé ? Est-ce que je peux prier pour avoir la foi ? Est-ce que si ma vie est un enfer, je ferai parti des élus ? Est-ce que je serai quelqu’un avant de mourir ?

Will I Be someone before I die
Will I be someone
When I walk into the dark night (into the dark night)
Will I be someone before I die
A dot of ink in God's blue sky
A tattoo myself, fading away.(1) 

Dirk sait que ce sont des questionnements qui, loin d’interrompre notre vie prosaïque et décousue, prennent parfois un peu trop la poussière, faute de réponse, tandis que nous entrechoquons nos verres et faisons résonner les caves comme autant de cryptes profanes.

(1) Will I Be Someone de l'album Eating Meatballs on a Blood-Stained Mattress in a Huggy Bear Motel.
(2) « Keller is the German word for “basement” or “cellar,” so it’s gospel music in a way. It’s easy to preach gospel in the church, where everybody has their torch burning, but the Keller Gospel is intended to be played in the darker places. I used to play in bars, which aren’t automatically attached to gospel music and I tried to put it in tunes and lyrics that would help people be interested in it. » (Slug Magazine, oct. 2013) 

Dirk Otten ⓒ The Dad Horse Experience.

jeudi 8 septembre 2016

Les Yeux sans visage

Les Yeux sans visage de Georges Franju (1960)

Il y a une urgence à gérer, le temps est compté. Ce sentiment diffus que le tragique est en marche, qu'il est déjà trop tard, émane des premières images. Nous suivons une route de campagne, déserte, recouverte d'une nuit sans lumière artificielle, excepté l'éclairage d'une voiture. S'inscrit en fond sonore, une mélodie répétitive, aux accents d'orgue de Barbarie, qui hésite par moments entre l'insouciance et l'avertissement du destin, mais finit par prévenir de l'irrémédiabilité du crime. Cette musique reviendra sans cesse au cours de l'histoire, comme pour dire que le manège des événements embarque ensemble les victimes et les bourreaux ; que les rouages de l'infortune, une fois lancés, ne s'arrêtent plus et qu'ils s'imbriquent si bien que toute humanité est broyée.

Là, dans la nuit, roule une voiture que conduit une femme aux abois. Nous sommes témoins d'une fuite et le visage de Louise (Alida Valli), au volant, est crispé par la peur d'être démasquée. Son comportement, son attitude rappelle l'expression de Marion Crane (Janet Leigh) dans Psychose d'Alfred Hitchcock, sauf que nous ignorons encore de quoi il retourne.
Cette femme est l'assistante du célèbre Professeur Génessier qui travaille sur la greffe de visages. Lors d'une conférence, ce dernier nourrit l'espoir d'une jeunesse à jamais éternelle, et satisfait ainsi le fantasme de son public. Mais, à travers ses traits austères et un regard qui nous est destiné comme pour nous impliquer et nous responsabiliser, s'immisce une confession funeste à peine voilée : il faut détruire ce qui fait obstacle à la réussite même si l'être humain n'y survit pas ; il n'y a pas d'autres issues que de vider de son sang la personne à qui l'on prélève un tissu organique. Le scientifique est démasqué : il vampirise.

La demeure cossue du Professeur, à l'abri des regards, offre une nouvelle preuve des sombres épisodes qui se trament : des aboiements de chiens émergent des ténèbres. Ici, un code est détourné : habituellement, les chiens montent la garde d'une telle demeure, ils sont visibles. Or, rien de plus que leurs cris nous parviennent.  
Alors que le Professeur gravit les marches, monte dans les étages, les aboiements s'amenuisent et une musique légère guide le propriétaire des lieux jusqu'à une chambre. Nous approchons de la grâce meurtrie, personnifiée par Christiane, la fille du Professeur. Allongée, sa tête enfouie dans ses bras, elle attend un visage. Elle attend que son père trouve un remède et la délivre du monde insignifié. Car « le visage est signification, et signification sans contexte (...) Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que correlatif d'un savoir.(1) »
Tandis que son père ne peut supporter de voir et sa faute  elle a perdu son visage suite à un accident dont il est responsable , et son échec à travers la plaie ouverte qui lui fait face, elle, pour sa part, refuse de porter le masque censé être un pansement, un voile déposé sur l'irréparable. Ce masque lui fait plus peur encore que son visage meurtri. Car il ne signifie plus rien. Le masque c'est l'objet figé, l'abstraction, le non-humain : une petite mort en quelque sorte. Si le corps vit encore, ce corps n'appartient plus à personne puisqu'il n'y a plus d'identification possible. De plus, ce corps sans visage ne disant plus rien, n'exprimant plus rien, elle est condamnée à devoir tout dire, tout verbaliser, dévoiler toutes ses émotions. Ne lui reste alors qu'à choisir entre le dévoilement de ses secrets et le silence le plus absolu. De la sorte, le téléphone paraît être d'un grand secours puisque toute l'identité est dans la voix. Cette identité-là se passe de visage, sauf que toute proximité est alors impossible.
Le véritable soutien se trouve alors dans un monde non-humain : le monde animal. Les cobayes de son père, captifs, lui offrent une sympathie naturelle, dénuée de jugement et de regard objectivant. L'animal voit au-delà du visage puisque le lien s'instaure via son instinct. Il est alors capable de lire la douleur en se passant de tout masque de souffrance, vu que cette douleur prend d'abord racine dans le cœur, avant de ressurgir à travers des traits expressifs. Elle-même les comprend puisqu'ils sont comme elle, captifs. Emprisonnés de force pour leur part, de son côté, elle est obligée de vivre recluse, sans parler de cet enfermement intérieur.

« Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.(1) » Vient alors le temps d'enfreindre l'éthique, le temps du crime. Pour tenter de restaurer la grâce, la science doit tricher et faire abstraction de l'autre à travers la réification. Si le Professeur en vient au crime c'est parce qu'il se convainc qu'il ne tue pas : il vole un visage pour qu'il vive ailleurs. Pour se faire, il objective le visage de l'autre avant de le lui dérober.
Avant l'opération, avant la greffe, le Professeur et son assistante revêtent un masque de protection, ils couvrent ainsi leur visage pour n'être personne. Ils annihilent leur identité derrière leur masque. Ils sont la Science et deviennent des yeux-sans-visage. Les yeux-sans-visage, ce sont les yeux du scientifique qui regarde son objectif dépourvu de tout humanité. C'est un regard froid et anonyme sur l'avenir et donc un regard qui tue. Il n'est plus lui-même quand il opère, il est la Science toute-puissante qui frôle la démesure, l'hubris. Le savant fou élabore et construit un simulacre de vie qu'il ne maîtrise plus, qui le dépasse. Et lorsque il agit sans tempérance et sans raison, il enfante de ce qu'il est : il donne naissance à des yeux sans visage, à un individu sans identité, sans vie, sans expression. Il défigure sa fille une seconde fois et fait naître un fantôme. Car les fantômes n'ont pas de visage. Ils vivent comme nous, mais ne sont personne en particulier. C'est une des raisons pour lesquelles ils nous effraient ; une autre étant qu'ils portent en eux l'expiation de la faute d'un autre. Et sans visage, impossible d'habiter nulle part, d'imprimer une trace sur un lieu de passage. Échappés d'un espace vide d'éthique, de lois, les fantômes sont condamnés à l'errance parmi les ombres, et n'ont pour seul éclairage que cette lune qui dessine comme un œil, un seul, dans la nuit noire.

(1) Emmanuel Levinas, Éthique et infini (1982).

Christiane Génessier, la fille du Professeur (Édith Scob).