mercredi 21 janvier 2015

Un halo lumineux

Virginia Woolf, « L’Art du Roman »

« Examinez pour un instant un esprit ordinaire en un jour ordinaire. L'esprit reçoit des myriades d'impressions, banales, fantasques, évanescentes ou gravées avec la netteté de l'acier. Elles arrivent de tous côtés, incessante pluie d'innombrables atomes. Et à mesure qu’elles tombent, à mesure qu’elles se réunissent pour former la vie de lundi, la vie de mardi, l’accent se place différemment ; le moment important n’est plus ici, mais là. De sorte que si l’écrivain était un homme libre et non un esclave, s’il pouvait écrire ce qui lui plaît, non ce qu’il doit, il n’y aurait pas d’intrigue, pas de comédie, pas de tragédie, pas d’histoire d’amour, pas de catastrophe conventionnelle, et peut-être pas un seul bouton cousu comme dans les romans réalistes. 
La vie n’est pas une série de lampes arrangées systématiquement ; la vie est un halo lumineux, une enveloppe à demi transparente qui nous enveloppe depuis la naissance de notre conscience. Est-ce que la tâche du romancier n’est pas de saisir cet esprit changeant, inconnu, mal délimité, les aberrations ou les complexités qu’il peut présenter, avec aussi peu de mélange de faits extérieurs qu’il sera possible. Nous ne plaidons pas seulement pour le courage et la sincérité, nous essayons de faire comprendre que la vraie matière du roman est un peu différente de celle que la convention nous a habitués à considérer. »

Virginia Woolf.

lundi 19 janvier 2015

Pas de scandale

Pas de scandale de Benoît Jacquot (1999)

Opposer à la dictature de la morale, l'anarchie bienveillante des ressentis, jusqu'à son propre étonnement, lui-même composant de la libération de ses émotions. Et vivre dans l'ouverture extatique permanente. Voilà un beau programme ! C'est celui de Grégoire, dirigeant d'entreprise accusé de malversations financières.
De la prison à son luxueux appartement du seizième arrondissement de Paris, il y a certainement autant d'écart qu'entre l'enfer et le paradis. Grégoire s'apprête à faire le saut et sa rédemption est proche. Sauf qu'elle ne correspond pas tout à fait à ce que son entourage en attend. Il voudrait qu'il reprenne sa place, avec dignité et fermeté. Grégoire reconnaît sa culpabilité mais pas sa responsabilité. Pas question d'endosser ce que tout le monde doit porter et voir en face. Trop de choses à dire mais comment les dire sans qu'elles ne soient pas prises de travers. Le mieux est de prendre son temps. De garder le silence. De ne pas se couper de la véracité de son être par l'obligation, la contrainte des attentes médiatiques.
Le scandale a eu lieu, c'est fait ! Il y a moyen de l'étouffer, de le rendre plus lisse. Mais au prix du mensonge, c'est-à-dire au prix même de ce qui a rendu Grégoire coupable. Pourquoi recommencer ? Et surtout, pourquoi ne pas être soi-même, pour de bon, et briser la spirale. Le vrai scandale est là. Grégoire le choisit cette fois délibérément parce que ce scandale-là est juste.
Le temps de son enfermement, Grégoire quitte un monde qu'il retrouve à l'identique : ne pas faire de vagues, dire ce que les autres attendent que vous disiez parce que le jugement de l'autre nous effraie, nous paralyse. Se taire, conserver les verrous de la bienséance qui envenime les rapports humains. Ne pas renverser les codes, les protocoles pour y dénicher les petites poussières qui font rire. Plus les sphères dans lesquelles nous naviguons sont hautes et pressurisées, plus l'enjeu est lourd, plus la parole est verrouillée, éloignée de l'être.
De retour de prison, il y a en apparence deux alternatives, deux excès possibles : plus de fautes jusqu'à la violence, la folie ou la droite conduite jusqu'à l'hypocrisie, aux petites duperies. Grégoire ouvre une troisième alternative : celle qui mène à la vérité de l'être, la seule vérité qu'il a lui-même éprouvée en prison. Et elle ne prend son essor que dans l'instant, débarrassée du passé et de l'avenir, car tout ce qui s'accroche sans cette légitime véracité ne dure qu'un temps.
Plus tard, il retrouve un compagnon de cellules, plus jeune que lui. Deux personnes qui reviennent de prison peuvent se comprendre sauf que Grégoire, lui, revient de plus loin encore. Dans son luxueux appartement, il recherche désormais la simplicité de sa geôle, pour ne pas s'éloigner de lui-même.
Débarrassé du soi empoisonné par le carcan de la société, il est désormais possible de se libérer de ses anciennes peurs, puisqu'elles ne sont pas les siennes si notre être n'est pas le nôtre. Grégoire s'essaie à reprendre l'ascenseur, ignorant sa claustrophobie passée, alors qu'il raccompagne la coiffeuse de sa femme, Stéphanie, et s'ouvre à cette peur nouvelle qui n'a plus de sens, plus de justifications. Et puis Stéphanie, elle aussi, est bien plus qu'une coiffeuse, car Grégoire sait que tout le monde a en lui cette petite clarté étouffée, que chacun tente d'allumer en plein jour. C'est bien ridicule d'allumer cette petite clarté en plein jour, pourtant il n'y a rien d'autre qu'elle, nous sommes cette petite clarté et si personne ne la voit, personne ne peut nous comprendre.

« Si vous commencez à regarder les gens, vous êtes cuit, vous êtes fichu. Parce que vous allez être bouleversé pratiquement à chaque fois. Et vous allez perdre tout jugement, vous allez quitter même les rivages fleuris et bien ordonnés, les jardins à la française de la morale. Vous allez quitter tout ça et vous allez entrer dans un abîme de perplexité. »* Grégoire veut se noyer dans cet abîme-là. Il ne regarde pas seulement les gens. Il regarde tout de la même manière. Tout est nouveau dès lors qu'il se dépouille de toute la fastueuse et goudronnée apparence de son rang. Il ne signifie plus rien, ce rang, du fait qu'il a côtoyé l'ordinaire des gens coupables. Et tout le monde peut l'être un jour ou l'autre. Et puis il est absurde de considérer et conserver un rang qui ne le protège pas, le rend coupable à double titre : par une faute et l'ignorance de cette faute. Alors, autant devenir tout le monde, un anonyme, et tout est possible.

Lorsque quelqu'un brise les codes, qu'il a trouvé la voie de son salut, il tente les autres qui cherchent encore l'issue de leur impasse. Le charme que lui trouve Stéphanie est là. Devenir soi nous libère de notre âge, tout est neuf dans notre regard et nous perdons notre ancrage fantomatique et sclérosé. Sortir de la prison pour rentrer dans une autre, que tout le monde admet sans reconnaître son mal ? Pure folie ! Et puis ça n'a aucun sens.
Il en va de même dans la famille : elle nous ligote par ses convenances et puis elle aussi contient des rangs. Lorsque son frère, Louis, lui demande ce qu'il fait de sa famille, des proches, Grégoire lui oppose les lointains, source d'éclat. Christian Bobin écrit dans La grande vie : « Je vais chercher là-bas de quoi éclairer ici. C'est ce qu'on appelle "poésie", n'est-ce pas ? »

*Propos de Christian Bobin dans « Les Racines du ciel », émission du 07 septembre 2014.


« Grégoire », Fabrice Luchini et « Stéphanie », Vahina Giocante.

jeudi 8 janvier 2015

Charlie

Ce matin, à mon réveil, mon dessin n'est plus sous ma lampe, sur mon chevet. Où est mon dessin ? Qui a pris mon dessin ? Il était là, sous ma lampe avec tous mes crayons, avant que j'aille dans les rêves. Ils sont tous rangés dans ma trousse maintenant. J'avais fait le plus beau des dessins. Je veux savoir où il est. Si Maman l'a jeté, je vais pleurer, c'est sûr. Je me lève. Je vais à la cuisine en frottant mes yeux, et j'entends qu'elle prépare le petit-déjeuner.
– Bonjour mon grand !
Ça tremble un peu dans ma voix. J'essaie de lui poser quand même ma question :
 Où est mon...
Maman a un sourire aux lèvres. Elle regarde, comme moi, mon dessin qui est accroché au mur de la cuisine.
 Pourquoi tu l'as accroché au mur celui-là ?
 Parce que c'est le plus beau !
Elle a raison, bien sûr. C'est le plus beau que j'ai fait et je sais pourquoi. C'est parce que j'ai choisi une couleur pour chaque lettre : C-H-A-R-L-I-E. Mais je sais bien qu'elle ne dit pas tout. Hier, je crois que je suis devenu un grand mais j'ai rien dit à mes parents. J'ai rien dit, pour ne pas leur faire de la peine. Ils étaient assez tristes comme ça, mes parents ! Et si elle l'a accroché, c'est pour que je reste encore un enfant. Les grands aiment pas que les enfants grandissent trop vite. Mamie dit tout le temps : "Si seulement il pouvait rester toujours comme ça !"
Hier, j'ai compris plein de choses, pourtant mes parents, eux, avaient l'impression de ne pas comprendre grand chose. Ils avaient l'air perdu. J'aurais bien aimé les aider. J'ai essayé de le faire d'ailleurs. Quand j'ai commencé à entendre partout, à la radio, à la télévision, dans les conversations de Maman au téléphone, partout Charlie, Charlie, Charlie ! j'ai creusé dans ma tête comme quand je dois choisir une couleur pour un dessin. J'ai creusé dans ma tête mais rien ne venait. Alors, j'ai posé la question à Maman :
 C'est qui Charlie ?
 Charlie ?
Elle a pas répondu tout de suite, je crois bien qu'elle attendait ma question, les adultes savent toujours les questions qu'on va poser mais ils font croire qu'ils ne savent pas pour avoir du temps pour réfléchir. C'est malin ! Et ils finissent par faire des réponses d'adultes :
 Charlie, c'est un héros !
Et moi, j'avais bien compris qu'on avait essayé de faire du mal à Charlie. Et même, j'ai entendu des mots qui font mal aux adultes, alors j'ai demandé :
 Maman ? Il est mort Charlie ?
 Non, mon grand ! Il n'est pas mort !
J'ai voulu poser encore une question et c'est là que j'ai tout compris. Quand j'ouvre mes magazines, des fois y a un jeu où il pose la même question que je voulais lui poser : "Où est Charlie ?" S'il faut chercher Charlie, c'est parce que c'est un héros et que les héros ils savent super bien se cacher. Ils savent tellement bien se cacher qu'ils ressemblent à tout le monde. Mais je voulais entendre la réponse de Maman, alors j'ai quand même posé ma question :
 Mais, il est où Charlie ?
 Charlie, il est dans le cœur de tous les êtres humains !
Encore et toujours des réponses d'adultes, mais c'est pas grave, je savais.
Et quand Papa est arrivé, plus tard, je voulais aussi lui poser la question. Parce que des fois, quand ils font des réponses d'adultes, ils disent des choses bizarres et ils répondent pas les mêmes choses.
 C'est qui Charlie, Papa ?
 Charlie ? C'est toi, c'est moi, c'est tout le monde !
 Mais tout le monde ne s'appelle pas Charlie ? Maman elle dit que c'est un héros !
Papa s'est tourné vers Maman et il l'a regardée comme quand il veut lui dire qu'il l'aime, et puis il m'a regardé encore et il a dit :
 Maman a raison, c'est un héros !
 Et c'est quoi ses pouvoirs ? Il a une cape ?
 Il a juste un crayon ! C'est pour ça que c'est un héros ! Il dessine, c'est tout !
Le soir, après le repas, Papa est parti embrasser Maman dans le salon, je crois qu'elle avait les yeux qui brillaient comme quand les pleurs vont faire la cascade. À ce moment-là, le téléphone de Maman a dansé sur la table de la cuisine et comme mes parents me voyaient pas, j'ai regardé ce qu'il y avait dessus et j'ai vu encore les lettres de Charlie en blanc avec du noir tout autour. Je ne sais pas lire, mais ces lettres-là je sais les reconnaître, c'est facile ! Quand j'ai vu juste du noir et du blanc, ça m'a donné l'idée de mettre des couleurs. J'ai couru dans ma chambre et j'ai commencé le plus beau de mes dessins. Je voulais faire une surprise à mes parents, je crois que je voulais aussi qu'ils soient moins tristes. Alors j'ai craqué, j'ai fait demi-tour et je leur ai dit, avec une voix d'enfant exprès, pour pas qu'ils pensent que je suis déjà un grand qui sait tout du monde des grands :
– Je vais faire le plus beau des dessins avec mon prénom !
Maman est venue m'embrasser pour me dire bonne nuit. Ses yeux ne brillaient plus. Et Papa est venu à son tour m'embrasser :
– Oui, le plus beau des dessins et après au lit !
Et je voulais pas qu'ils soient tristes, je voulais pas qu'ils pensent que je n'étais plus un enfant mais j'avais aussi envie de leur dire que je savais tout. Que je savais pourquoi j'étais un garçon et pourquoi il m'avait choisi ce prénom. Alors je leur ai dit un secret :
 Plus tard, je serai un dessinateur !
Papa a dit :
 Tu veux plus être policier ?
 Si ! Je serai policier et dessinateur !
Et il a chuchoté, lui aussi, comme un secret :
– Charlie, mon grand garçon !