mercredi 12 septembre 2018

Oublier les règles

Lettre de Neal Cassady adressée à Jack Kerouac, le 07 janvier 1948, de San Francisco.

« Cher Jack,

Il est absolument impossible de saisir et d'exprimer les choses dans leur intégralité, contrairement à ce que la plupart des gens, en particulier les critiques, voudraient nous faire croire. Beaucoup d'événements sont inexprimables, ils ont lieu dans une région de l'âme où aucun mot ne peut pénétrer ; la compréhension passe par l'âme.
Cette entrée en matière pour dire que mon écriture n'a pas de style propre, c'est plutôt une exploration encore informulée de l'intime. Quelque chose veut sortir ; quelque chose de moi doit être dit. Peut-être que les mots ne sont pas ma voie.
Je me suis tourné vers les autres pour répondre aux interrogations de mon âme alors que je sais que c'est quelque chose qui s'acquiert lentement (et encore), uniquement en creusant en soi-même. Je ne suis pas sûr que les racines de l'impulsion d'écrire soient assez profondes en moi, assez importantes pour créer quelque chose sur le papier.
Si malgré tout je considère l'écriture comme indispensable (comme c'est apparemment ton cas), alors je sais que je dois construire ma vie autour de cette nécessité ; même mes heures les plus quelconques, les plus triviales, doivent devenir l'expression de cette impulsion et en témoigner.
J'ai toujours défendu le fait que quand on écrit on doit oublier toutes les règles et autres prétentions dans le genre, les grands mots, les affirmations condescendantes et autres phrases du même tonneau avec lesquelles on se gargarise comme avec un bon vin avant de les noter, qu'elles soient justes ou non, simplement parce qu'elles sonnent bien. Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le premier au monde à dire humblement et sincèrement ce qu'on a vu et vécu, aimé et perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça en évitant soigneusement les lieux communs, l'utilisation vulgaire de mots rebattus et trucs du même acabit. Il faut être à la fois Wolfe et Flaubert — et Dickens.
L'art ne vaut que s'il procède d'une nécessité. Cette origine garantit sa valeur ; il n'y en a pas d'autre. Si j'en éprouve la nécessité mais n'en ai pas le talent, dois-je écrire pour compenser ? »

« Dear Jack,

It is not possible to grasp and express things at all as completely as most people, particularly critics, would have us believe. Most events are inexpressible, they happen in a region of the soul into which no word can penetrate ; understanding comes thru the soul.
With this introduction I want to say that my prose has no indivudual style as such, but is rather an unspoken and still unexpressed groping toward the personal. There is something there that wants to come out ; something of my own that must be said. Yet, perhaps, words are not the way for me.
I have found myself looking to others for the answer to my soul, whereas I know this is slowly gained (if at all) by delving into my own self only. I am not too sure that the roots of the impulse to write go deep enough, are necessary enough, for me to create on paper.
If, however, I find writing a must (as you've seemed to) then I know I must build my life around this necessity ; even my most indifferent and trivial hours must become an expression of this impulse and a testimony to it.
I have always held that when one writes one should forget all rules, literary styles, and other such pretensions as large words, lordly clauses and other phrases as such, i.e., rolling the words around in the mouth as one would wine and proper or not putting them down because they sound so good. Rather, I think, one should write, as nearly as possible, as if he were the first person on earth and was humbly and sincerely putting on paper that which he saw and experienced, loved and lost ; what his passing thoughts were and his sorrows and desires ; and these things should be said with careful avoidance of common phrases, trite usage of hackneyed words and the like. One must combine Wolfe and Flaubert and Dickens.
Art is good when it springs from necessity. This kind of origin is the guarantee of its value ; there is no other. It follows from this that if I feel the necessity and yet have no talent as much, must I write to compensate ? »
Neal Cassady.

samedi 1 septembre 2018

L'automobiliste romain


Nous passions devant presque tous les soirs, en revenant à notre chambre d’hôtel, sans connaître son histoire : plus tard, j’ai su que la basilique Saint-Jean-de-Latran était le premier édifice monumental chrétien construit en Occident, au IVe siècle. J’ignorais ce détail mais il me semblait pourtant qu’elle tentait de me délivrer un message chaque fois que je disparaissais dans son ombre.
Je m’imaginais être l’un de ces automobilistes romains qui regagnait son domicile dans le Prenestino, au nord-est de Rome, par la via San Giovanni in Laterno qui partait du Colisée et aboutissait à la piazza du même nom où la basilique m’attendait. Je guettais alors avec une régularité naturelle proche de la prière, le moment où je dépassais l’arête du Palais du Latran qui jouxte la basilique, pour apercevoir dans mon rétroviseur ses statues découper le ciel. À cet instant précis, je saluais ma journée achevée, Rome tout entière, les années perdues, les astres égarés dans l’infini, et la vie qui fleurit dans les petits gestes ou les regards obliques qui ne durent pas plus de quelques secondes.

La basilique Saint-Jean-de-Latran à Rome. Holga, format 120, tirage en C41.