La Dolce Vita de Federico Fellini (1960)
Quel secours, quelle occupation peut nous détourner de l'obsédante pensée de notre finitude, de notre mort et plus globalement de l'inanité de toutes choses ? La réponse la plus récurrente dans l'œuvre de Fellini est le jeu. Sous toutes ses formes. Autrement dit, déjouer l'enjeu, lui faire faux-bond, se détourner du sérieux par les plaisirs du divertissement, et s'en remettre à tous les hasards contre les déterminismes, à toutes tentatives de détournement, à la danse, à la fête, au pas de côté.
Mais ici, à Rome, dans cette ville où les symboles religieux s'enracinent à tous les coins de rue, comment faire abstraction et ne pas envisager cette autre planche de salut : Dieu ? Cette option, Fellini l'écarte définitivement dès la toute première image du film : là, dans le ciel, une statue du Christ, les bras grands ouverts, portée par un hélicoptère, semble bénir tous les romains. À travers cette scène, une question s'impose : comment Dieu peut-il aider l'homme puisque c'est l'homme lui-même qui porte, qui soutient Dieu. À sa suite, un autre hélicoptère, dans lequel figure Marcello, chroniqueur mondain, suit le Christ mais ne tarde pas à être détourné de sa mission première par des femmes en bikini sur un toit. Suivre le Christ est impossible, la nature profonde de l'homme l'en détourne à tout instant. Et Fellini va plus loin avec l'épisode de l'apparition de la Vierge Marie qui n'est rien d'autre qu'une espièglerie enfantine. La religion, décrédibilisée, est elle-même engloutie par notre insatiable désir de jouer.
Quand ni l'une ni l'autre de ces issues ne nous apportent de réponse, il reste cette lucidité brutale et amère, sans remède, qui nous coupe de la joie. Il reste le spleen de l'errance, celui qui noie Marcello dans l'apathie, l'indifférence et l'ennui. De plus, et de par son métier, Marcello est le témoin privilégié du jeu des autres. Mais il refuse d'y sombrer, persuadé qu'il est investi d'une mission plus noble. Plusieurs événements vont cependant le pousser petit à petit à changer d'attitude, à prendre le chemin de cette douceur de vivre(1).
>La rencontre avec la célèbre actrice Sylvia Rank. Marcello est autant subjugué par sa beauté que par sa faculté de s'émerveiller, de s'amuser de tout comme une enfant(2) : d'un petit chat égaré en pleine nuit, de la splendeur de la Fontaine de Trevi, de l'ascension de la Coupole de Saint-Pierre. Avec elle, Marcello bascule doucement de l'autre côté du miroir. Il s'approche du jeu, même s'il ne joue pas encore. Et ce faisant, ses amis photographes, qui d'ordinaire l'accompagnent, le prennent en chasse, puisqu'il s'immisce dans le couple de la star.
Marcello (Marcello Mastroianni) et Sylvia (Anita Ekberg). |
>La soirée avec son père. Marcello l'emmène dans un club et lui présente une danseuse française qu'il tentera de séduire devant son fils. Mais son âge le rappelant à l'ordre, il fera un malaise, réduisant à néant sa tentative de s'amuser, de s'oublier. Marcello, compatissant, assistera à son échec et sa désillusion, et prendra conscience du temps qui passe à travers son père. Ce rappel à l'ordre l'enjoint de profiter de sa relative jeunesse avant qu'il ne soit trop tard.
>L'abandon de son double féminin. Maddalena, la maîtresse de Marcello, souffre du même spleen que lui. Désœuvrée, issue de la grande bourgeoisie romaine, elle n'est plus que le fantôme d'elle-même. Lors d'une soirée festive dans un château hors de la capitale, Maddalena lui demande de l'épouser. Mais sitôt sa confession délivrée, elle tombe dans les bras d'un autre, condamnant tout espoir pour Marcello d'un idéal de vie commune à deux, d'un possible bonheur avec l'être qui lui ressemble.
>Steiner, la figure de l'intellectuel. Il est l'incarnation de cette possible troisième voie, noble et spirituelle, en-dehors du jeu et de la religion. Mais la clairvoyance et l'intelligence qu'il mettra au service de cette autre possibilité de salut le mèneront à sa perte et le pousseront au suicide. Plus nous approchons des hautes sphères et plus la chute peut être fatale. Pour Marcello, ce drame signifiera que toute tentative d'envol, de dépassement de sa condition par le haut est vaine. Une fois de plus, la solution du divertissement s'impose et l'abandon ferme et définitif de ses aspirations littéraires se fait plus net malgré une toute dernière tentative, dans un restaurant, sur la plage. Ici, il croise Paola, serveuse encore enfant, auprès de laquelle il tente de se nourrir de l'insouciance de son jeune âge.
Au terme de ce cheminement, Marcello se résout à succomber à cet appel incessant lors d'une soirée festive, où cette volonté farouche d'émancipation par la destruction des conventions, des valeurs de la bourgeoisie, finit d'écraser ce qui reste de morale. Au petit matin, une rumeur attire les convives jusqu'à la plage où un mammifère marin s'est échoué là, offrant aux témoins encore étourdis par leur nuit de débauche, une nouvelle source d'amusement.
Le monstre, surgi de l'infini, que la mer a rejeté, et que chacun peine à identifier, c'est la mort elle-même, celle que les protagonistes cherchent à tout prix à fuir. Il vient leur boucher l'horizon et les contraindre à ne pas prendre conscience de cet inconnu d'où il provient. Il est à la fois le surgissement du danger, qui vient provoquer la conscience, et la possibilité de s'en détourner en se limitant aux seuls traits d'un animal.
Au loin, Marcello aperçoit Paola, la jeune serveuse, et tente d'établir un contact avec elle au milieu du fracas assourdissant des vagues. Mais cette fois, il n'est plus le même. L'abandon de cette nuit a jeté un voile sur l'homme qu'il était et la communication avec la jeune fille se limite à des signes abscons qui lui arrachent malgré tout le sourire d'une tendre abdication. Il est devenu ce qu'il ne voulait pas être et Paola, cet enfant ignorant encore la profondeur abyssale de sa condition humaine, en est témoin. Il lève alors les mains en signe de résignation, acceptant son sort avec l'ironie de celui qui sait qu'il a succombé. Désormais, il jouera. À lui la douceur de vivre.
(1) « (...) l'Occident mourait d'asphyxie : c'est ce qu'on appela “douceur de vivre”. Faute d'ennemis visibles, la bourgeoisie prenait plaisir à s'effrayer de son ombre ; elle troquait son ennui contre une inquiétude dirigée. » Jean-Paul Sartre, Les mots, 1964, Folio Gallimard, p. 123.
(2) « Pour jouer vraiment, l'homme doit redevenir un enfant pendant la durée de son jeu. » Johan Huizinga, Homo ludens, 1938.
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