lundi 17 octobre 2022

Love ou le temps de l'espérance

Love. Texte et mise en scène de Alexander Zeldin.

Comme éventrée par notre curiosité, la salle principale d'un centre d'hébergement provisoire nous ouvre son espace froid et impersonnel. Les murs sont défraîchis, le mobilier usé et rudimentaire et hormis quelques modestes tableaux accrochés, l'atmosphère est peu chaleureuse, inhospitalière.
Les lumières, encore tamisées, ne nous empêchent pas de distinguer de chaque côté de la scène, quelques sièges occupés. Ces témoins aux premières loges donnent l'impression d'attendre. Leur présence nous questionne sur leur rôle : sont-ils des comédiens qui simulent une salle d'attente ou des spectateurs, déposés là par une mise en scène cherchant à briser la ligne de démarcation entre public et comédiens ?

La pièce démarre lorsqu'une multitude de néons s'allument au plafond du centre d'hébergement, provoquant comme un léger sursaut à peine perceptible dans le public. Cette lumière blafarde et crue, identique aux éclairages des couloirs d'hôpitaux, des administrations, des parkings, des centres commerciaux, des lieux transitoires qui ne sont pas destinés à être habités, nous force à un réveil brutal, à une sortie de notre confort d'observateur distancié. Elle préfigure un quotidien dur, en lutte pour sa survie.

La routine journalière de huit résidents se met alors en place et leurs gestes apparemment anodins deviennent ici primordiaux au regard de l'exclusion qui les frappe. Ils ont une importance vitale. Ils témoignent du lien étroit qui les relie à une vie digne et décente. Dans la grande salle commune se croisent une soudanaise, un syrien, une famille avec un adolescent et sa sœur cadette et une vieille dame dépendante et son fils. Alors que l'exclusion qui les frappe devrait renforcer leur solidarité, l’exiguïté du lieu et la tension de leur précarité les poussent au contraire à s'éviter le plus possible. Et quand la confrontation est inévitable, elle génère des conflits ou de l'incompréhension. Chaque résident voit en effet la détresse de l'autre comme un miroir de sa propre détresse et cherche en conséquence à se convaincre que sa situation est meilleure que celle du voisin de chambre, que l'issue est proche et que le temps de l'attente se resserre.
Sauf que rien ne se passe. Le désœuvrement, l'attente s'étire et prend toute la place.
Ce temps-là, les résidents ne cherchent pas à le combler car il doit rester un temps vide, ouvert, qu'un avenir meilleur viendra combler. Il demeure le temps de l'espérance. Et cet écoulement brut, silencieux et sourd, ne triche pas avec la mise en scène et vient briser l'illusion du spectacle, du divertissement jusqu'à l'étourdissement : nous, spectateurs, finissons par attendre avec eux. Cette attente a quelque chose de pénible, elle dérange, provoque un léger malaise. Elle ressemble à un gouffre dans lequel n'importe qui peut être happé et montre notre impuissance, notre vulnérabilité.
Les résidents ne voient pas seulement dans l'autre un miroir de leur condition. Ce voisin est aussi un possible rival dans la quête d'un lieu de vie durable. Car l'injustice qui les frappe ne se contente pas de les exclure, elle pousse le vice jusqu'à les mettre en concurrence et briser l'entraide éventuelle. Et le peu d'informations qu'ils cherchent à glaner auprès d'une administration retranchée et impersonnelle les contraint encore à l'attente. Ils sont, en cela, les frères de route de Daniel Blake, personnage principal du film de Ken Loach(1), prisonnier lui aussi de l'exclusion et des absurdes rouages administratifs ; compagnons de lutte aussi des personnages des frères Dardenne (cinéastes belges), attachés à dépeindre sans fard une société qui exclut, oppose et dépossède.
Alors que les pensionnaires du lieu sont confrontés au paradoxe de devoir investir un lieu qu'ils ne souhaitent pas habiter, qu'ils espèrent provisoire, la durabilité de leur condition et l'enfermement qui en découle les poussent dans leur retranchement. Comme s'ils avaient besoin de sortir d'une apnée, d'ouvrir des perspectives, les prétextes de sortie du centre sont autant d'occasion de reprendre espoir et contact avec l'extérieur, avec cette vie qui normalise. Pour ce faire, ils quittent la scène en franchissant le bord qui les sépare du public et la frontière entre comédiens et spectateurs devient à nouveau poreuse, comme avec ce public amarré au plateau.

Malgré tout, quelques infimes éclaircies viennent percer le ciel bas de ce paysage sans horizon. Des petites parcelles d'amour qu'il faut nettoyer des scories de désillusions, et extraire des rouages écrasants d'un quotidien monotone et incertain. Comme cet arbre qui se balance derrière la fenêtre, signe d'une nature immuable et sereine, source de vie. Ou cette possibilité de croiser un voisin qui parle la même langue, comme Tharwa et Adnan tous deux originaires de pays éloignés. Ou cette résilience que les enfants cherchent à travers le rap pour Jason ou le chant imprégné de spiritualité pour Paige, la plus jeune, dans lequel il est question d'étoile et de ciel brillant.
Mais la véritable et surprenante source d'amour qui convertit la détresse en espoir ne vient pas uniquement du plateau même si elle est provoquée par la mise en scène. Elle prend sa source dans le lien que les comédiens réussissent à tisser avec le public. Lorsque Barbara, la plus vieille des pensionnaires, décide de gravir les gradins de la salle avec peine, sans l'appui de sa canne, qu'elle risque à chaque marche de trébucher, elle lutte et puise au fond d'elle-même la force de se dépasser et nous pousse, comme cette spectatrice, à lui tendre la main, brisant la barrière du spectacle. Et même si je n'ai été témoin du miracle qu'une fois, je garde dans l'idée qu'il se produit à chaque représentation. Qu'il y a toujours, au milieu de la foule, un anonyme qui ose franchir le pas en faisant comme si tout cela était vrai, que la comédienne ne jouait plus, que la chute était possible. Et qui ose montrer au grand jour, sans peur du ridicule, que l'enjeu dépasse le jeu ; montrer que la compassion ne suffit pas, que l'action n'attend pas l'urgence.

(1) Moi, Daniel Blake, sorti en 2016. Palme d'or du festival de Cannes la même année.

Emma (Janet Etuk) ⓒ Nurith Wagner-Strauss.


 

mercredi 9 mars 2022

Les maux du livre

Dès mes premières lectures, ou plus exactement depuis mes premiers émois inspirés par la littérature — c'est-à-dire à l'adolescence —, au commencement de cette fascination qu'elle n'a jamais cessé d'exercer, soumettant mon âme à sa tutelle, à son pouvoir sans cesse renouvelé, j'avais porté une attention toute particulière, un soin exagéré au livre lui-même, à l'objet en tant que tel, persuadé qu'il détenait une part importante des raisons pour lesquelles mon être tout entier s'en remettait à son contenu. Objet sacré, il me semblait que la délicatesse avec laquelle je le maniais allait de pair avec le respect des mots qu'il renfermait, et plus généralement, avec le respect de l'œuvre et de l'auteur. Un peu comme un enfant redouterait la moindre détérioration de ses jouets fétiches, mes livres devaient rester comme neufs et ce, même après les avoir lus.

J'avais poussé le vice jusqu'à recouvrir la tranche de la première et de la quatrième de couverture de tous mes livres d'une bande de ruban adhésif, justement pour prévenir tout accident, et renforcer la coque de ces navires miniatures qui me portaient sur toutes les mers de l'imagination. Comme le marin calfate son embarcation ou bien à la manière de ce grand sportif qui entoure d'un bandage sa main ou son pied déjà fragilisé et qu'il sait devoir protéger des assauts d'une épreuve à venir.
Mais à la longue, j'ai fini par remarquer que non seulement ces pansements n'évitaient pas les écornements mais que, lorsque ceux-ci survenaient malgré mon soin obsessionnel, la pliure, la plaie en était renforcée au plus profond de sa chair, au point d'en devenir comme une malformation congénitale. Puis le temps se chargea de souligner avec ironie mon idée saugrenue. Je constatai, à mon grand désespoir, qu'une fine pellicule de poussière venait s'agglomérer sur le bord externe du ruban adhésif, alors que je prenais soin de rendre celui-ci le plus transparent possible en le grattant avec mon ongle. Ainsi, tous mes efforts pour le protéger ne faisaient que pointer du doigt ma lubie excentrique et la rendre futile, dérisoire, inopérante. J'en vins tout naturellement à la conclusion que si je voulais qu'ils restent intacts, je n'avais d'autre choix que de retarder le moment de les lire, contemplant mes acquisitions et goûtant par anticipation leur saveur à proportion de leur jeunesse — autrement dit, plus un livre était neuf et plus le désir de le lire était grand, ce qui paradoxalement avait pour effet de retarder le moment de sa découverte. Et quand j'avais épuisé l'anticipation au point qu'elle ne me nourrisse plus assez, que l'envie de la découverte dépassait le risque encouru, je finissais par céder en prenant toutes les précautions du monde pour l'ouvrir.

Bien évidemment, ce moment impliquait une gestuelle précise et un environnement propre. Il me fallait le manier comme une relique et je n'écartais jamais à l'excès la tranche quand bien même l'ouvrage particulièrement rigide résistait à mon timide assaut. L'origine de ce trait de personnalité provenait d'un atavisme paternel qui ne se limitait pas uniquement aux livres, mais à bon nombre d'objets du quotidien allant de la vaisselle aux outils, en passant par la voiture ou les vêtements et gagnant même le lieu d'habitation tout entier. Pour autant, il ne me serait jamais venu à l'esprit de caractériser mon père ni mes aïeuls de “matérialistes”, loin de là. Ne rentrait dans ce respect, cette sollicitude des choses matérielles aucune considération tendancieuse ou déviante, aucune avarice, ni surévaluation par rapport aux choses spirituelles. Il s'agissait plutôt d'une nature, d'un comportement qui allait de soi pour eux, quelque chose d'inné dans cette façon d'user, de ranger, de nettoyer tout ce qu'ils touchaient ou tout ce qui peuplait leur monde. J'avais donc probablement hérité de cette façon soigneuse et attentionnée d'envelopper mes biens matériels, et ma mère, aux antipodes de ces conduites scrupuleuses, s'amusait de mon vice, sans jamais le railler, ni le dénigrer, mais plutôt en l'observant avec une certaine tendresse, en la détaillant comme les mœurs d'une culture opposée à la sienne.


Le_lasseur.

Jusqu'à aujourd'hui, j'ai rencontré peu de personnes qui avaient cette même manie. La plupart considérait au contraire qu'il faisait partie de la vie du livre de subir les négligences de ses lecteurs, que c'était même la preuve qu'il avait porté ses fruits. Comble d'ironie, je trouvais beaux certains livres aux pages froissées,
racornies, délavées, jaunies par l'âge, asséchées et cartonnées par le sel de mer ou les expositions trop prolongées au soleil, crissantes sous les grains de sable, grasses et fibreuses des atmosphères confinées, exhalant des odeurs de grenier, de vieilles malles, de parfums tenaces(1). Derrière ces témoignages sensoriels, il y avait plus que le livre. L'objet devenait un écrin mystérieux qui détenait une part de ses lecteurs et de leur vécu. Ce complément de vie qui prenait possession du livre et sur lequel l'auteur n'avait aucun pouvoir, me donnait l'impression d'entrer en contact avec un parent éloigné, par le hasard d'une envie commune de découvrir la même œuvre. Et comme si cela majorait la curiosité envers cette œuvre, une sorte d'impératif se joignait à mon désir et achevait de briser toutes les barrières qui jusque-là me retenaient d'ouvrir l'ouvrage.

Quand je parvenais enfin à terminer la lecture d'une de ces œuvres, elle retournait dans la bibliothèque, presque inaltérée, ou du moins sans qu'aucun des infimes stigmates de mes nombreuses, mais non moins délicates, manipulations puissent trahir ma lecture. Mais elle n'était pas à l'abri du danger pour autant. Si j'avais eu le malheur de me délecter du texte, je ne manquais pas d'en faire l'éloge auprès de mon entourage. Et sans prendre garde aux conséquences, je vantais avec force arguments les mérites du livre jusqu'à provoquer un désir irrépressible chez mon interlocuteur. Au moment où je l'entendais prononcer la phrase : “tu m'as donné envie de le lire !”, je ressentais la satisfaction de l'avoir convaincu, la joie du partage à venir et donc la nécessité impérieuse, le devoir de lui fournir sur le champ l'objet de notre échange. Si bien qu'au plaisir se mêlait quasi instantanément le regret du prêt inévitable, sans pouvoir maîtriser la peur qu'il ne me revienne en l'état.
Je prenais soin de le mettre en garde, sans trop en rajouter, et je faisais mes adieux au livre en mon for intérieur, bafouant presque l'enthousiasme avec lequel je lui avais vendu l'œuvre. Puis je cherchais à convertir mon regret en tentant de deviner si le plaisir qu'il allait en tirer méritait un tel sacrifice. Ou bien je me rassurais en me disant que s'il me revenait en mauvais état, ou même légèrement défraîchi — ce dont j'étais persuadé, à moins de le prêter à un ami aussi méticuleux que moi — ce serait l'occasion de le racheter neuf et de pouvoir prêter l'ancien sans plus me soucier de son état. Ou mieux encore, s'il avait eu un véritable coup de cœur, j'insistais pour lui offrir, arguant avec une douce hypocrisie que cela me faisait plaisir ou encore que j'avais trop de livres chez moi.

Alors, bien sûr, il était possible de gloser à souhait sur les raisons de ce soin exagéré, en supposant que le mimétisme générationnel ne soit pas une raison suffisante pour convertir tous les descendants : après tout mes sœurs n'étaient pas touchées par ce penchant monomaniaque, bien au contraire. Mais à travers mes nombreuses séances d'analyse thérapeutique, j'avais fini par déterminer un trait de caractère qui pouvait en être la cause : cette tendance à vouloir que rien ne bouge, que tout reste intact. Et en cherchant à comprendre les raisons de cette tendance, la première chose qui me venait se fixait inlassablement sur la peur de la mort. Que rien ne bouge pour protéger du temps qui dévore tout. Au hasard de mes lectures, je tombai sur cette phrase d'Irvin Yalom qui résumait mieux encore toute la problématique. Dans le roman, elle est prononcée par le Dr Karl Abraham, à l'attention du psychanalyste Friedrich Pfister dont il est le superviseur : « Il me semble que vous cherchez à nier le temps qui passe et le caractère éphémère de l'existence dans votre quête de quelque chose d'impérissable. »(2)
Évidemment, si je prenais le raccourci de dire que j'évitais de corner mes livres par peur de la mort, ça ne manquerait pas de faire sourire. Et pourtant, il y avait bel et bien un fond de vérité dans tout ça. Et ce fond de vérité refaisait surface à quelques très rares moments, quand je tombais sur l'un de ces livres hérités de ma toute première bibliothèque. Ses bandes adhésives sur les bords, sa couverture immaculée, sans rides, ses pages pressées les unes aux autres d'un bloc comme si le livre sortait tout droit de l'imprimerie, tous ces petits détails ont encore le pouvoir de me jeter trente ans en arrière. Et même si j'ai réussi à protéger mes premiers livres de cet ogre infatigable qu'est le temps, il vient subitement me pousser de derrière, comme une brusque bourrasque tentant de me déstabiliser du haut d'une falaise, et cherchant à briser net, par un vertige, ma contemplation d'un horizon infini.

(1) Ou encore « avec une étrange odeur de feuilles mortes » écrivait Jean-Paul Sartre dans Les mots, 1964, Folio Gallimard, p. 175.
(2) Le Problème Spinoza, Irvin Yalom, Le Livre de Poche, chap. XXVI, p. 350.

Camille Reposeur. Newcastle.



samedi 1 janvier 2022

Memorandum [pièces vues en 2022]

2022

Delphine et Carole (15/12)
Une création de et avec Marie Rémond et Caroline Arrouas
. [ThéâtredelaCité]
Catarina et la beauté de tuer des fascistes (10/12)
Texte et mise en scène de Tiago Rodrigues
. [ThéâtredelaCité]
L'Île d'or - Kanemu Jima (13/11)
Une création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine
. [ThéâtredelaCité]
Portraits sans paysage (14/10)
Conception Nimis groupe
. La Biennale. [Théâtre Sorano]
Love
(13/10)
Texte et mise en scène d'Alexander
Zeldin. La Biennale. [ThéâtredelaCité]
La Vie est une fête (08/10)
Les Chiens de Navarre. Mise en scène de Jean-Christophe Meurisse.
[Théâtre Sorano]

Faillir être flingué
(11/05)
Mise en scène de Guillaume Bailliart avec la collaboration de Théodore Oliver. D'après le roman de Céline Minard. Groupe FTMS, MégaSuperThéâtre. [Théâtre Sorano, présenté avec le ThéâtredelaCité]
Une forêt
(15/04)
Conception et mise en scène de Félicie Artaud. Une adaptation du conte le Petit Poucet [ThéâtredelaCité]
Dans la mesure de l'impossible
(08/04)
Texte et mise en scène de Tiago Rodrigues. [ThéâtredelaCité]
Contes et légendes
(26 et 29/03)
Une création théâtrale de Joël Pommerat. [ThéâtredelaCité]
La disparition du paysage
(17/03)

Texte de Jean-Philippe Toussaint. Mise en scène par Aurélien Bory. Avec Denis Podalydès. [ThéâtredelaCité]
Huit heures ne font pas un jour
(18/02)
De Rainer Werner Fassbinder. Mise en scène par Julie Deliquet.
[ThéâtredelaCité]
Kliniken
(03/02)
Texte de Lars Norén. Mise en scène de Julie Duclos. [ThéâtredelaCité]
Miramar
(26/01)

Chorégraphie, scénographie de Christian Rizzo / ICN - CCN Montpellier. Spectacle présenté avec La Place de la Danse. [ThéâtredelaCité]