mercredi 15 octobre 2014

La femme d'à côté

Lettre à la femme d'à côté

Cette confession, j’aurais aimé l’écrire de ma main. Mais vous devinerez, au fil des mots, rapidement, pourquoi la chose était impossible. J’aurais aimé que vous puissiez voir combien l’émotion m’étreint et combien sa tempête peut faire trembler et coucher les lettres sur le papier.
Cette émotion qui plie mon âme, vous seul en êtes la cause. Pourtant, il est vrai, je ne sais que peu de choses sur vous si ce n’est que vous logez là, de l’autre côté de mon mur, au bout du couloir. Peu de choses, mais qui suffisent à remplir un livre imaginaire. Et le soir, avant de m’endormir, j’aime à le tenir dans mes mains, encore fermé, prêt à être lu, et le respirer comme un missel abandonné, imbibé de cette odeur de pierres désaffectées.
Vous connaissez mon visage tandis que je n’ai pas encore découvert le vôtre. Le sort en a décidé autrement. Mais j’ai appris par la poésie à combler ce genre de petit manque. Il se remplit par exemple de votre voix, du sucre champêtre de votre parfum, de la façon avec laquelle l’air fait des courbes autour de votre démarche. Et puis je sais vos habitudes : le matin, vous partez avant moi au travail et à mon retour, je suis accueilli par les cris de joies de votre petite fille. J’imagine qu’ils me sont destinés.
Ainsi, toute ma journée, mon cœur bat guidé par le métronome de ces quelques pas matinaux qui résonnent dans le couloir tandis que mon thé infuse.
J’ai eu toutefois quelques rares occasions de vous croiser. Notamment ce jour où vous êtes rentrées plus tard que de coutume et où votre fille vous devançait et vous a chuchoté : « Maman, il y a le monsieur qui caresse les murs ! » Ce jour-là, j’ai senti votre gêne et je n’ai pas compris ce que vous lui avez répondu. J’étais à deux doigts de vous confier que je n’avais jamais entendu de chose aussi belle. Je n’ai pas osé.
Mais cette première gêne n’était rien à côté de celle ressentie lors de notre seconde rencontre fortuite. Ce jour où l’homme au scooter a frôlé votre fille, je sortais de l’immeuble à votre suite et vous avez cru que j’étais témoin de cette menace. Dans votre colère, vous vous êtes écrié : « Vous avez vu ça ? » Une échappée naturelle, spontanée comme les quelques mots de votre fille. J’ai senti votre honte dans le silence qui a suivi et dans l’intonation de votre timide politesse clôturant l’épisode. Je voulais vous rassurer et je n’ai rien fait. 
Aujourd'hui je me dévoile. J’ose maintenant briser ces moments d’audaces retenues et vous livrer cette confession qui vous aidera à choisir le camp de mes illusions : que le réel tienne ou non la main de l’imaginaire ; que votre visage reste à jamais dans le brouillard de la poésie ou qu’il se révèle dans l’effleurement de mes doigts tâtonnants ; que l’homme à la canne blanche, l’homme qui caresse les murs entende ou non ce nouveau métronome que sont les battements du cœur de la femme d’à côté.

samedi 4 octobre 2014

Folie et raison

André Gide, « Journal 1889-1939 », Septembre 1894 

« Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison. Il faut demeurer entre les deux, tout près de la folie quand on rêve, tout près de la raison quand on écrit. »

mercredi 1 octobre 2014

La chute

Il y a des nuits, pareil à des tombes, qui vous couvrent d’un drap noir et vous ensevelissent jusqu’à vous priver d’oxygène. Des nuits comme celles-là, il y en a peu en une vie. Une ou deux, pas plus.
Logé dans l’ultime cavité de cette nuit gigogne, le train d’atterrissage arrière d’un avion, Oumar peinait à recomposer son souffle, éclaté sur le tarmac de l’aéroport de Dakar après sa course désespérée, l’escalade du pneu et de la jambe du train, puis l’infiltration dans la trappe. Une observation minutieuse de l’espace offert, à l’aide de sa lampe de poche, lui avait permis de distinguer un coin qui, semblait-il, le protègerait du repli du train d'atterrissage lors de l’envol. Assis sur une traverse métallique, et juste avant d’éteindre sa lampe de poche, il avait aperçu l’extrémité de son index droit, sortant de son gant. Lors de l’ascension de la jambe du train, son gant s’était accroché à une pointe métallique qui l’avait déchiré. Il n’avait rien remarqué sur le moment puisque rien ne comptait autant que de se mettre l’abri. Plongé dans la totale obscurité du ventre de l’appareil, il attendait le départ et revoyait ce petit îlot de chair mis à nu au centre d’un léger halo de lumière tremblotant.

Il n’y avait plus rien à faire. Juste à prier. Et se laisser porter, dériver dans les airs. Dans le creux de ce nid de câbles et de vérins, résonnait le fracas de l’empilement des bagages. Il s’apprêtait à côtoyer quelques heures des vies enfermées dans des valises et empilées les unes sur les autres. Les passagers voyageraient avec des petites parcelles de leur histoire décomposée en différents objets qui s’encastraient à merveille, tandis que lui voyagerait avec toute son histoire, inscrite dans son corps. 
Malgré la fraîcheur que l’antre de l’avion avait conservé du précédent vol, Oumar suffoquait sous ses couches de vêtements destinées à le protéger du ciel givrant. Il sortit de ses poches les boules de coton, cracha dessus et les fit rouler entre ses doigts afin de les rendre plus compacts. Alors qu’il s’apprêtait à enfoncer la deuxième boule dans son oreille, l’appareil fit un bond en arrière qui le déstabilisa. Il se raccrocha in extremis au plafond bas, évita la chute mais la boule de coton lui échappa des mains.
À peine l’idée que tout se déroulait comme il l’avait imaginé émergea dans son esprit, que quelque chose se dérobait et le mettait en garde. Maintenant qu’il avait perdu cette boule, il sut que tout n’était pas joué tant qu’il ne toucherait pas le sol de Paris. Si une oreille devait rester en alerte c’est qu’une partie de lui, de son esprit, devait écouter. Personne ne se coupe des chuchotements de Dieu comme ça, avec deux modestes boules de coton : si Dieu a quelque chose à nous dire, il faut l’entendre. Il alluma sa lampe de poche pour tenter de retrouver cette boule, mais la batterie jetait péniblement quelques filaments de lumière moribonds dans le roulis de l’appareil qui se déplaçait sur le tarmac. L’entreprise devenait périlleuse, Oumar abandonna et reprit ses prières. Il en avait suffisamment à convoquer pour supporter les défis que pourraient lancer des milliers de voyage comme celui-là. Et plus encore. Tant qu’il y aurait des défis, il y aurait des prières.

Puis un tonnerre émergea de l’avion, comme si ce dernier reproduisait, dans un crachat continu, le son des flammes desquelles il était sorti rutilant, encore vierge de tout voyage. Oumar enfonça le coton dans son oreille gauche, puis pressa l’oreille droite en délivrant, à haute voix, ses incantations adressées au divin, lorsqu’il comprit qu’il devait à tout prix se cramponner. À peine avait-il posé ses mains contre la paroi qu’il y fut projeté par une poussée subite. Au crachat de feu vint s’ajouter le déchirement du bitume tandis que le monstre d’acier essayait de s’en extraire. Le bruit s’amplifia par paliers et bien qu’Oumar hurlait ses suppliques, il ne s’entendait pas. Puis, au bout de quelques secondes, l’avion se cabra et le déchirement du bitume cessa complètement. Oumar fut subitement bercé par une impression de légèreté qu’il pensait incapable de ressentir dans une si grosse machine.
À quelques centimètres de son pied droit, le sol se déplia, aspirant la boule de coton perdue, pressée d’échapper à l’enfer. La trappe s’ouvrit au-dessus de l’océan mouvant dans lequel la lune se noyait. Le train se replia à l’intérieur, pour lui offrir un nouveau point d’appui sur son flanc droit. Il sentit la chaleur des pneus. Combien de temps allait-elle durer ? Pouvait-elle retarder la vague de froid qu’il redoutait ? Cette chaleur avait une odeur : elle sentait la gomme brûlée. Oumar revit son père, debout sur des palettes, dans la cour de son usine, haranguant comme un chef ses compatriotes. Il se souvint de cette odeur âcre et insupportable des pneus qui brûlaient devant la grille.

Si toutes les nuits sont aussi silencieuses, c’est qu’elles réservent un espace dans lequel résonnera le fracas de la grande nuit, celle qui sera témoin de ce voyage aux confins d’une destinée morcelée. Ce fracas peut être intérieur et silencieux. Mais pour Oumar, il était à la fois intérieur et bruyant.
Après le déchirement du bitume, vint celui du ciel. Chaque infime morceau métallique qui composait ce gigantesque oiseau émettait un cri strident, et témoignait par-là de l’effort qu’il déployait pour fendre l’air et oublier son poids. Dans ce déchirement du ciel, Oumar pensait qu’il lui suffisait d’y glisser ses prières pour rendre sa peur moins assourdissante. La tâche s’avérait aisée : habituellement, toutes les prières se logent ici, dans le ciel. Puisqu’il y était, elles pouvaient désormais faire l’économie du voyage depuis la terre et ainsi se concentrer sur leur mission.
Mais le froid ne tarda pas à se manifester, d’abord via la traverse métallique sur laquelle il était assis puis en glaçant les semelles de ses chaussures. Dans cette interminable ouverture du ciel suivie de près du nez de l'appareil, les cristaux de glace s’y infiltraient et commençaient déjà à geler les prières. Il lui était de plus en plus difficile de les formuler comme si la raideur de sa mâchoire lui empêchait de se les prononcer même mentalement.

Soudain, le sol s’ouvrit une seconde fois, le train se déplia et il sut qu’il était devenu cette boule de coton. Cette fois, le ciel était blanc comme la neige qu’il espérait voir à Paris. Il tenta de se retenir à un vérin afin de résister à l’aspiration, mais il sentit son poignet entravé, rivé à son corps, et ne put éviter la chute. Le souffle infernal des moteurs de l’avion diminua, se fondit dans le blanc. La peur se dissipa et laissa place au silence, à la plénitude. Pourtant, au-dessus de lui, l’appareil ne disparut pas complètement. Il semblait malgré tout rapetisser, comme si sa chute s’était figée sans qu’il ne perde l’impression de tomber en continu.
– Excusez-moi Monsieur, nous amorçons notre descente, veuillez attacher votre ceinture s’il vous plaît !
Dans cette nébuleuse immensité de vapeur d’eau, quelqu’un tira sur son poignet. Oumar ouvrit les yeux, et vit l’hôtesse de l’air penchée au-dessus du policier, à sa gauche. Celui-ci attachait sa ceinture et tirait involontairement sur le poignet gauche d’Oumar, prisonnier des menottes qui les reliaient.

En se réveillant, il sentit le froid de son rêve l’envelopper. Il se frotta le bras gauche à l’aide de sa main libre, puis tourna la tête en direction de la fenêtre. Le second policier retirait la cire de ses oreilles et se penchait maintenant au-dessus du hublot. Il lui masquait son pays, sa terre natale : le Sénégal. Sans le voir, Oumar le sentit tout entier remonter en lui, irradier son corps de cette lumière sombre qui annonce la fin d’une aventure inachevée.

ⓒ Garry Winogrand.