dimanche 16 juin 2024

Le jour du point de bascule

« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et
que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne
on observe les phénomènes morbides les plus variés.
»
Antonio Gramsci*

Ça ressemble à quelque chose que je ne voudrais pas vivre. À quelque chose que je ne croyais appréhender que dans les livres d'histoire. Ou plutôt à un événement qui précède de peu un fait historique qui, lui, restera gravé dans la mémoire d'une nation. Une sorte de point de bascule vers lequel nous marchons et qui longe la crête d'une falaise. Ceux qui n'ont pas le vertige s'approchent inconsidérément du vide, ils ne craignent rien. Ils ne voient pas le danger. Ils ne soupçonnent pas que le bord peut se fissurer à tout instant et les projeter dans le gouffre. À l'inverse, ceux qui ont conscience du danger n'ont pas besoin de s'approcher pour le sentir. Ils restent à distance.
J'ai le sentiment que nos jours d'insouciance sont comptés. Que j'entre dans la jeunesse de mes grands-parents qui ont vécu l'impensable. Que c'est le moment où tout peut se rejouer encore une fois. Dans un autre décor, à une autre époque avec d'autres protagonistes mais avec la même force destructrice. Certes rien n'est encore décisif. Mais la nuit a déjà repoussé le jour. Elle a gagné de la place. Des sièges en plus. Dans un parlement que d'aucuns pensent fictif ou illusoire et qui pourtant siège en France.
Nous sommes encore le jour mais je tremble comme si la nuit était complète. Un frisson permanent me gagne. Un frisson que je crains de ne voir disparaître de sitôt. Je tremble pour mes proches, mes amis. Je tremble pour les gens qui se croient à l'abri de la haine, qui minimisent le pouvoir de l'ignorance, qui ont une foi démesurée en l'homme. Je ne sais par quel détour — certainement celui de la discrimination — mon esprit me mène au discours de Martin Luther King prononcé le 28 août 1963, moins de 5 ans avant son assassinat. Il s'intitulait “I have a dream”. Et je m'imagine en train d'écrire un discours, moi aussi, qui débuterait par ces mots :
“I had a nightmare — J'ai fait un cauchemar”.
Dans ce cauchemar, il faisait gris au petit matin. Je me suis levé tôt. Je m'arrachais à la douceur du lit, à la pesanteur de l'amour et la chaleur de l'être aimé pour faire mon devoir civique. La salle de vote avait changé. Je devais me rendre non pas à l'école Fourtanier mais à la salle Osète, rue du Lieutenant Colonel Pélissier. Pour la première fois en vingt ans, je quittais la rue d'un ancien avocat devenu député, puis maire, pour la rue d'un officier de l'armée française fusillé par les allemands. Devais-je y voir un présage ou le signe d'un combat à venir ? La grande salle Osète paraissait petite au vu de son encombrement. Je devais zigzaguer entre les tables et les votants. Dans mon isoloir, je m'agaçais à tirer d'un côté puis de l'autre le rideau bien trop court qui ne garantissait pas totalement le secret de mon vote. En sortant, quelques gouttes de pluie cherchaient à parfaire une mauvaise humeur que je me destinais à lâcher avant mon départ pour Montauban. J'étais invité chez une amie à déjeuner en compagnie d'autres convives. Après cette virée champêtre, des échanges sur nos vies, nos projets et un repas copieux garni de trois desserts, je revenais à mon domicile avec quelques branches de verveine citronnée et une rose cueillie par mon amie devant sa maison, à offrir à ma compagne.
Je ne soupçonnais pas encore que le matin même, j'avais mis le pied dans une marée noire, qu'elle collait à tous mes déplacements et ne me quittait plus. Qu'elle avait même contaminé la campagne, le jardin de mon hôte, les routes nationales jusqu'à Muret, là où j'avais déposé une amie pour qu'elle puisse elle aussi faire son devoir civique à temps. Et enfin ma rue et mon appartement. Qu'elle s'était répandue si vite, en quelques heures, et pas seulement sous mes semelles, mais sous les pieds de tous les votants. Et que cette marée allait tout naturellement souiller les non-votants eux-mêmes qui emprunteraient leur route habituelle et qui pensaient être hors de danger.

Comme un antidote à mon cauchemar, je cherche à ne pas oublier la parenthèse bucolique de ce dimanche 09 juin. Je la tiens captive dans ma mémoire afin d'y revenir à souhait, et de pouvoir convoquer ces instants de liberté en guise de consolation. À la manière de Jancsi, dans Un film d'amour d'István Szabó : avant de prendre son train pour revenir dans son pays natal, la Hongrie, il prend conscience qu'en quittant la France, le pays où vit Kata, son amour d'enfance, il laisse derrière lui tout un passé, une époque révolue. Il photographie, par son seul regard, tous les détails d'une scène de rue totalement banale. Je capte moi aussi ces derniers moments en les figeant par ces mots. Je sens l'air s'appesantir en même temps que se profilent à l'horizon les gros nuages. Les premières bourrasques font claquer les fenêtres et les portes comme si les éléments avaient le pouvoir de se mettre en colère. Les cumulonimbus noircissent le ciel et font croire que le jour s'achève. À moins qu'il ne soit réellement trop tard et que derrière eux se profile déjà la vraie nuit.

* Cahiers de Prison (1948-1951, cahier 3).

© Toby Coulson.

 

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