« Toute personne qui tombe a des ailes. »
Ingeborg Bachmann*
Depuis quelques jours, une source intarissable de sanglots a trouvé deux petites fenêtres par où se répandre, là, juste au-dessus de mes pommettes. Qu'il me suffise de convoquer des images de bonheur insouciant de ces derniers mois et elle brille, au jour, par la réfraction des rayons du soleil. Son gargouillis me berce et je l'accompagne de timides soupirs. La source se fraye un chemin sur mon visage quelques minutes, parfois une heure, plus rarement deux, puis reprend son périple souterrain. Mais avant qu'elle ne me quitte, je me laisse submerger par la vague de l'émotion pour voir jusqu'où elle va m'emmener, sur quelle grève elle va me déposer, naufragé et seul rescapé de ce voyage, qui a débuté à deux il y a un an et demi, et si je ne vais pas boire la tasse avant de l'atteindre, ou pire, me noyer.
J'ai l'impression de n'avoir jamais vraiment affronté cette lame de fond ou bien d'avoir retenu des larmes anciennes, par pudeur ou par cette croyance héritée de mes ancêtres masculins, qu'il faut prouver sa force en les refoulant. Je cherche à être conscient de la douleur qui se noue dans mon ventre. Peut-être le fruit de mes nombreuses séances de méditation. Je la laisse se diffuser, tourbillonner, me ravager de l'intérieur. Je l'encourage presque, comme le capitaine d'un navire, accroché à sa barre, au milieu d'une tempête, gueule sa rage et défie les éléments qui se déchaînent et menacent de faire chavirer son embarcation. Je n'entrave pas non plus le ruissellement de mes larmes et j'écoute même le son mat, à peine audible, qu'elles font lorsqu'elles tombent sur la toile de mon pantalon, sur le bureau, ou le parquet. J'éprouve presque un plaisir étrange à les laisser fendre l'air et s'infiltrer partout où elles rencontrent la matière.
À force d'écouter les recommandations des uns et des autres, je finis par intégrer le fait qu'il y a une étape à ne pas sauter lors du deuil amoureux : il faut un temps et un espace pour que la peine qui l'accompagne s'exprime. Alors je m'exécute et lui fais de la place. Elle devient mon alliée. Elle a des choses à me dire.
© Alain (Maurice Ronet) dans Le Feu follet de Louis Malle (1963). |
C'est un deuil parce que quelqu'un s'en va et une part de moi se meurt, sans que je le veuille. Cet amour s'éteint et, comme
un gigantesque animal, un cétacé échoué sur la plage, il est difficile
de dire s'il vit encore tant sa respiration, perdue
dans sa chair épaisse, se fait discrète. Dans son dernier souffle, il revit en un éclair tous les périples de sa vie. Dans ce flash de vie condensée, je rejoue, moi aussi, les scènes de bonheur et d'insouciance. Je fais se joindre dans la douleur du moment présent, la joie d'avoir vécu pleinement cet amour, de lui avoir donné sa chance. Ma lucidité, en alerte, s'aiguise et c'est presque une nouvelle peine que je débusque, une peine comblée de vie. Je pleure parce que j'ai perdu quelque chose. Et ce quelque chose devait bien être fort et puissant pour me tordre en deux de la sorte. Ce joyau, incrusté d'instants de plénitude tombés dans le gouffre du passé, scintille encore dans ma mémoire et m'éblouit si fort que je crois le tenir au creux de ma main.
Et par je ne sais quel miracle, une phrase surgit de l'abîme. Ce mantra me réchauffe le cœur, me réconforte. Je crois avoir trouvé la formule incantatoire qui transmue ma peine et lui donne un sens : je souffre donc je vis. Tant que je souffre, tant que la peine me traverse, me cisaille les entrailles, je me sens en vie. J'ai vécu et parce que je sais aujourd'hui que j'ai vécu, je vis. Mes rêves tout autant que mes cauchemars, fusionnent dans ma peine, au comble de leur puissance. Je les sens me foudroyer.
J'ai gravi la montagne, j'ai vu du haut de son sommet l'horizon dégagé, les cieux illuminés, puis une petite pierre a roulé sous mon pied et j'ai chuté. Après avoir dévalé le flanc rocheux, j'ai atterri dans une crevasse, contusionné, fracturé de divers membres, mais conscient que la vie coule toujours en moi. La souffrance a beau tenter de me terrasser, j'ai conscience d'être encore en état de la supporter. Elle provoque des tensions dans mon corps que je peux observer, détailler, mesurer à loisir. Et je sais que le temps finira par ressouder mes os, et mettre de la distance avec ce trauma. Qu'il va peu à peu se brouiller dans ma mémoire pour ne devenir qu'une épreuve parmi d'autres. Et que je gravirai d'autres montagnes.
Pour autant, ce temps salvateur réclame son dû. Il panse les plaies mais, comme un dieu, demande un sacrifice. Il veut que je lui cède une toute petite parcelle neuronale. Il veut laisser une trace, un marquage indélébile dans mon esprit : les moments que je vivrai le temps du deuil porteront à jamais, dans mon souvenir, le sceau de ma peine. Les films, les spectacles que je verrai, les livres que je lirai, les musiques, les podcasts que j'écouterai, les gens que je rencontrerai, les lieux que je visiterai, les plats que je mangerai, mais aussi la saison, les parfums, la lumière, les vêtements, les moindres entorses à mon quotidien, tout passera à travers le filtre de cette petite mort. Tout sera recouvert du voile noir de cet amour à jamais inachevé.
De par sa nature, ce deuil ne peut s'éterniser. Et mon mantra a beau me réconforter, il me maintient dans cet état morbide de culpabilité et de victimisation. Devant mon autosatisfaction lorsque je livre mon mantra à une amie, elle m'adresse sa totale désapprobation : « Tu ne peux pas te complaire dans ton malheur, me dit-elle agacée. Tu dois avancer, passer à l'étape suivante. Trouve un autre mantra. Je te donne quatre jours pour me le communiquer. »
Même si ce genre de défi m'amuse, je sens déjà que délaisser ma prière consolatrice sera une nouvelle épreuve. Pour autant, je prends très au sérieux mon devoir. Tout en jonglant avec les mots et les concepts, je m'ouvre à toute la poésie retranchée sous l'épaisse couche de mes habitudes. Je concentre ma réflexion autour de mon insatiable quête de sens qui creuse des puits sans fond dans mon esprit. Les événements de ces dernières semaines se sont enchaînés comme autant d'énigmes non résolues qui produisent une surcharge de tension. Il faut une phrase qui puisse libérer cette tension ou pour le moins, m'en éloigner. Une phrase qui convoque l'idée d'un temps réparateur, d'un horizon dégagé s'ouvrant sur un avenir serein. Les mots se précisent, se reconnaissent les uns les autres, se joignent et mon nouveau mantra s'épaissit, puis se cimente enfin : je laisse filer les questions sans réponse de mon passé, comme ces nuages balayés par le vent dans mon ciel de printemps.
Je le lis, le relis mais il n'a pas la force de persuasion, l'idée percutante du premier. Il me semble factice. De plus, il est lessivé par ma réflexion. La contrainte de l'exercice a absorbé tout son pouvoir évocateur. J'ai beau scander ce psaume laïque, je persiste à vouloir retenir ces nuages qui s’amonc(i)ellent et voilent mon soleil libérateur. Je fais même un pas en arrière, encouragé par cette phrase entendue dans le feuilleton radiophonique Rien ne s'oppose à la nuit, adapté du livre de Delphine de Vigan(1) : « Un matin je me suis levée et j'ai pensé qu'il fallait que j'écrive, dussé-je m'attacher à ma chaise, et que je continue de chercher, même dans la certitude de ne jamais trouver de réponses. Le livre, peut-être, ne serait rien d'autre que ça, le récit de cette quête, contiendrait en lui-même le récit de sa propre genèse, ses errances narratives, ses tentatives inachevées. »
Si je ne m'attends à aucune réponse claire sur les événements qui ont conduit à cette séparation, je peux tout de même prendre le temps d'observer ces nuages, leurs formes, leur épaisseur, comment ils s’effilochent, se mêlent les uns aux autres, se disloquent, se dispersent. Je peux décrire ce qu'ils m'inspirent. Peut-être que cette observation et cette narration feront naître un insoupçonnable apaisement à défaut d'une explication logique et rationnelle.
Amsterdam © Anouk - Oukie |
Bien que ses chemins soient escarpés et sinueux.
Et quand ses ailes vous étreignent, épanchez-vous en lui,
En dépit de l'épée cachée dans son plumage qui pourrait vous blesser.
Et dès lors qu'il vous adresse la parole, croyez en lui,
Même si sa voix fracasse vos rêves, comme le vent du nord saccage les jardins.
Car comme l'amour vous coiffe d'une couronne,
il peut aussi vous clouer sur une croix. »
* Citation tirée de son poème intitulé Le jeu est fini.
(1) Rien ne s'oppose à la nuit, Jean-Claude Lattès, 2011, p. 48. À écouter sur France Culture.