mercredi 15 janvier 2014

Dans les tissus

Il y a quelque chose qui est là, votre jambe gauche, par exemple. Votre cuisse gauche pour être plus précis. Elle est là depuis toujours avec son ressac de petits déboires et d'écorchures enfantines. Elle n'a jamais rien dit car elle n'a jamais eu rien à dire et comment aurait-elle pu vous le faire savoir de toute façon. Elle est à vous, elle vous a toujours obéi. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ! 
Seulement, tout doucement, comme tentant de vous avertir, à sa façon de se soulever au-dedans de sa propre chair, elle remue, glisse sur elle-même, chuchote. Imaginez deux voiles de soie qui se frôlent dans un courant d'air ! Vous l'entendez à peine et vous ne sauriez dire d'où il vient. Ça ricane presque à l'intérieur, ça joue, ça désobéit même ! Et vous y prendriez bien du plaisir aussi si vous n'aviez autre chose à faire qu'à commander toute cette machine et ne jamais tenir compte de ces infimes mouvements secrets.
Mais voilà ! Ça ne s'arrête pas. Bien au contraire. Ça se tape dans les mains et menace le voisinage. Il faut faire appel à toutes les ruses possibles, recourir aux prières, inventer une liturgie ou même jouer aussi avec ce ricanement des tissus. Être plus malin en somme. Et le jeu devient sérieux. Il prend toute la place, il mène la danse et vous ne bougez déjà plus comme avant. Et s'il contaminait votre corps tout entier et qu'il se jouait de votre esprit. N'est-ce pas déjà ce qu'il fait ?
Mais vous restez le maître, même s'il vous faut devenir bourreau. Il y a toujours l'ultime recours de se séparer de ceux-là qui n'en font qu'à leur tête. Vous pourriez vivre sans une jambe, oui ! D'abord vous en avez une autre et puis de toute façon elle ne répond plus tout à fait à vos attentes et vos ordres. Alors… vous voyez bien ! Franz Biberkopf* a bien vécu sans un bras et même, il est devenu bon après avoir tâter de la tôle. Peut-être bien que le mal était dans son membre. Et peut-être bien qu'il s'immisce dans le vôtre.
Et au final, vous auriez le dernier mot, le dernier ricanement, quand bien même vous seriez au pied de la guillotine et que tomberait dans le panier votre jambe gauche.

*Personnage du roman d'Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz.

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