jeudi 30 janvier 2020

Johnny Guitare

Johnny Guitare de Nicholas Ray (1954)

Tout commence par une succession de deux petits événements dont un homme, qui porte une guitare, est témoin par hasard : le dynamitage d'un pan de montagne dans le but de préparer l'arrivée du chemin de fer ; et le second, plus grave, une attaque de diligence qui causera la mort d'un homme. Le témoin s'appelle Johnny Guitare. Et les deux faits qui viennent de se produire sous ses yeux serviront d'arguments à une autre tragédie à venir.
Dans cette vallée perdue de l'Arizona, l'arrivée prochaine du chemin de fer va cristalliser toutes les tensions. Deux clans s'opposent, tenus chacun d'une main de fer par deux femmes. D'un côté Vienna, la propriétaire d'un saloon-casino, qui espère faire des affaires avec une toute nouvelle clientèle. De l'autre Emma, l'éleveuse conservatrice, qui voit d'un mauvais œil l'arrivée de nouveaux fermiers. L'homme qui est mort lors de l'attaque de la diligence n'est autre que son frère. Le prétexte est tout trouvé pour accuser Vienna et son repaire de brigands.

Nicholas Ray renverse les codes habituels du western et en particulier celui du genre : les femmes sont ici des hommes comme les autres. Toute l'autorité, toute la colère, toute la haine sont concentrées par ces deux seules femmes qui se comportent comme ce qu'il y a de pire dans l'homme du Far West, à tel point que l'un des hommes de main de Vienna dira d'elle : « je n'ai jamais vu de femme qui ressemble à un homme autant qu'elle. Elle pense comme un homme, elle agit comme un homme au point qu'elle me donne l'impression que je n'en suis pas un. » Et pour une fois, les hommes n'ont pas la gâchette facile. Mieux encore. L'un des protagonistes, Johnny Guitare, ne porte aucune arme et use de sa guitare pour tenter d'étouffer les querelles.
Mais de sa position de spectateur pacifique, de témoin privilégié, Johnny Guitare laissera entrevoir un passé tumultueux par un écart de conduite. Ce passé le rattrape et la relation qui le nouait à Vienna jadis sort timidement des tempêtes de sable. Sans toutefois connaître les détails de cette histoire commune, l'idée d'un échec à réparer se dessine peu à peu, d'une opportunité manquée. Les peines passées sont comme des rivières sèches que le temps comble de son écoulement réparateur. La métaphore de ce temps réparateur s'incarne dans la roulette du casino. C'est pourquoi Vienna s'acharne tant à vouloir l'entendre tourner alors même qu'il n'y a aucun joueur. Ce cliquetis, comme le tic-tac accéléré d'une horloge, devient un écho futur de sa possible réussite. Et ce temps qui file sans qu'elle puisse le contrôler, elle se donne l'illusion de le posséder par cette roue qu'elle s'obstine à faire tourner dans le vide.


Pour autant, Vienna, n'est pas dupe du jeu qu'elle joue. En témoigne cette parole qu'elle adresse à Johnny Guitare : « Un homme peut devenir un tricheur, un voleur, et même un assassin mais tant qu'il lui restera deux sous de fierté il sera un homme. Si une femme fait de son côté un seul faux pas, elle n'est plus qu'une fille perdue. » Et Vienna a, de plus, bien conscience de jouer les dures pour se protéger et ne plus souffrir.
Pour sa part, Emma, elle, se maintient dans la posture masculine, quitte à se mentir à elle-même. Cette fierté que Vienna attribuait aux hommes, Emma en est submergée au point de renier ses instincts féminins qui lui font honte : elle préfère en effet accuser le rebelle Dancing Kid du meurtre de son frère plutôt que de succomber à ses charmes, qu'il réserve, comble d'ironie, à Vienna, sa rivale.
Ce bras de fer monte en tension et franchit un nouveau palier à la suite du cambriolage de la banque. C'en est trop pour Emma qui réclame justice. Mais Vienna, contaminée par les élans pacifiques de Johnny, refuse de surenchérir à la débauche de violence d'Emma. Parée d'une robe blanche et immaculée, elle tente d'apaiser la situation par la musique, suivant, là encore, l'exemple de Johnny Guitare. Ce dernier, de son côté, ne peut qu'être témoin de l'inéluctabilité de la situation : il connaît l'engrenage de la violence, il en était autrefois prisonnier. Emma, dont la cruauté sans limites la pousse à tuer, cherchera à faire pendre Vienna. Sauf qu'aucun des hommes de son clan n'aura le cran d'exécuter ses ordres, pour la bonne et simple raison que la condamnée est une femme : « Pas une femme ! Non, je ne peux pas ! » Aux yeux des hommes, les femmes restent des femmes, quand bien même elles endosseraient le rôle du sexe opposé. Et les laisser à leur place initiale, c'est finalement, pour les hommes, la garantie de garder la leur.

Le duel, inévitable, devient la seule issue possible. Et il aura pour témoin, non plus seulement Johnny, mais tous les hommes. Le théâtre de l'action se déroulera dans le repaire des brigands. Pour s'y rendre, il faut traverser une rivière puis une cascade qui s'apparentent au Styx, le fleuve de l'enfer. Les protagonistes n'ont d'autre choix que de les franchir, comme si la résolution de ce conflit ne dépendait plus de la nature humaine mais plutôt d'une justice divine. En ce sens, le motif de la cabane perchée au sommet des rochers donne à voir le bleu éclatant des cieux en opposition au rouge de la terre argileuse, du sang à venir. Ici, il ne peut y avoir deux chefs, ni deux natures de femmes. À l'issue de cette confrontation, Vienna jettera son arme dans un geste de dégoût. De la sorte, elle scelle son refus de céder à la violence malgré l'injustice dont elle fut la cible. Et par cet engagement tacite, elle suit la voie toute tracée de Johnny Guitare.(1)

(1) « La violence est comme dépassée : ce que les personnages ont conquis (...) c'est le niveau d'abstraction et de sérénité, la détermination spirituelle qui leur permet de choisir, et de choisir nécessairement le côté qui leur permet de renouveler, de récréer sans cesse le même choix, tout en acceptant le monde. » L'Image-mouvement. Cinéma 1 de Gilles Deleuze, Les Éditions de Minuit, coll. Critiques, 1983, page 189.

Vienna (Joan Crawford).

jeudi 23 janvier 2020

L'âme comme une araignée

« L’âme est dans notre corps comme une araignée dans sa toile. Celle-ci ne peut se remuer sans ébranler quelqu’un des fils qui sont étendus au loin, et, de même, on ne peut remuer un de ces fils sans la mouvoir. On ne peut toucher un de ces fils qu’il n’en remue quelque autre, qui lui répond. Plus ces fils sont tendus, mieux l’araignée est avertie. S’il y en a quelques uns de lâches, la communication sera moindre de ce fil à l’araignée, ou de ce fil à un autre fil, et la providence de l’araignée sera presque suspendue dans sa toile même.
Comme ceux qui jouent de quelques instruments de musique ont soin d’y mettre des cordes qui n’aient aucun nœud, qui n’aient pas un endroit plus ou moins épais, plus ou moins serré que les autres, afin qu’il ne se fasse pas d’interruption, il faut de même, dans notre machine, pour la communication facile des mouvements, que toutes les parties nerveuses soient unies, lisses, qu’il n’y ait point d’endroit plus serré, plus sec, moins propre à recevoir le suc nourricier, que chaque partie réponde au tout, que ce tout soit un, et qu’il n’y ait aucune interruption dans la contexture ».*
 
*Montesquieu, Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, éd. Roger Caillois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1951, p. 49. Texte écrit entre 1736 et 1742.
 
28 décembre 2019 ⓒ Richard Schroeder.

lundi 20 janvier 2020

De la grâce dans la tourmente

Poings serrés, bras tendus en direction du sol, le visage crispé dans un cri de révolte, ce manifestant a le corps légèrement penché en avant comme s'il projetait son cri jusqu'au sommet de l'État. Derrière lui, le feu qui s'empare d'un kiosque donne de l'écho à sa colère. Le cliché est en noir et blanc, pourtant il ne fait aucun doute qu'il porte un gilet jaune. L'exposition débute par cette interpellation silencieuse, ce cri figé dans les bains de révélateur.
La série de photographies de Maya Paules(1) s'intitule « Diemocratie », une contraction de Die — mourir en anglais — et ­­­Démocratie. Mais elle aurait tout aussi bien pu s'appeler « Une si longue nuit nous précédait », du nom d'une de ses précédentes séries(2). Cette nuit qui n'en finit pas de tomber. Cette nuit factice faite de particules lacrymogènes. Cette nuit tirée toujours trop tôt comme un rideau sur le jour, avant le coucher du soleil, et qui ponctue les manifestations secouant le pays depuis plus d'un an. Cette nuit qui symbolise la lutte, la résistance et de laquelle chacun de ses partisans attend la lumière. Cette nuit que l'État diffuse pour nous disperser. Mais dans cette nuit, il y a des témoins armés d'appareils photo qui osent encore faire face aux lanceurs de balles de défense. Et parmi le flot intarissable d'images de la contestation dont l'enchaînement stroboscopiques pourraient endormir notre sensibilité, il y a encore de la place pour d'autres regards. Des regards qui figent et transportent, des regards qui témoignent et font silence. Comme celui de Maya Paules.
Ces 14 clichés accrochés aux murs du bar Le Cactus, est une petite sélection parmi tous ceux capturés au cours de nombreuses manifestations à travers toute la France. Dans « Diemocratie », il n'est pas seulement question d'une reconquête de nos droits aux prix des larmes et de la suffocation ; ni seulement d'une République qui fait de ses citoyens des fantômes. Il y est question de notre nature solidaire et enjouée, du dépassement de nos limites, d'un abandon total à une cause aussi bien que d'une quête rageuse de justice. 
Soudain un visage à bout, un autre à bout portant. Que l'on imagine seulement l'artiste sur le terrain, parmi les bruits et la fureur, évitant les grenades assourdissantes, les pluie de palets crachant leur fumée toxique, et les yeux parfois embués derrière les lunettes de protection, la respiration filtrée par un masque à gaz. Il lui faut encore se placer, jauger la source de lumière, cadrer net ou à l'aveugle et enfin déclencher. Il lui faut penser son regard sans manquer celui de l'autre. Et de ce déploiement téméraire, qui fait se confronter l'artiste à ses peurs, surgira un instantané qui, peut-être, trahira au mieux le ressenti de l'action, l'intensité du moment. Je dis peut-être parce qu'elle n'a pas d'image témoin de sa prise, elle capture au Rolleiflex. 
Les incursions de lumière se mêlent aux reflets du soleil pour se frayer un chemin dans les nuages toxiques. Certains cadrages chavirent avec la ligne d'horizon, d'autres prennent des symboles de la République en ligne de mire derrière des panaches de fumée. C'est l'accident au sens d'incertitude qui intéresse Maya dans la photographie. L'idée de ne pas tout maîtriser. Que la vérité ne s'appréhende pas totalement, qu'il lui reste une part inaliénable. Et c'est justement dans ce qui échappe au photographe que se loge la grâce. Quand les incertitudes de la prise de vue et de la chimie se mêlent aux hasards de la lutte. 
Si l'État fait de ses citoyens des fantômes, alors le photographe devient le corps du manifestant. Et sa main sur le déclencheur n'est pas le reflet d'une mise à distance mais plutôt d'une main qui accompagne. Les mots de Franz Kafka en témoignent : « L'art est comme la prière, une main tendue dans l'obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne.(3) »
Derrière tout ça, de la grâce, oui. Comme s'il y avait un pas de danse jusque dans l'affrontement. Comme si le fait d'arriver au bord du gouffre, là, dans la rue, devant tout le monde, nous faisait toucher l'intime. Comme si le chaos était finalement bien orchestré. Et si ce n'est pas de la grâce, alors ça ressemble à quelque chose qu'on n'oubliera pas, qui ne s'effacera pas.

(1) Mayapaules.fr et hanslucas.com/mpaules/photo et aussi sur LundiMatin.
(2) Exposition Itsasoan - dans la mer. Résidence de création dans le village de Guéthary au Pays-Basque et exposée à l'Espace Saint-Cyprien en 2019 (Toulouse).
(3) Citation de Franz Kafka extraite de Conversations avec Kafka, de Gustav Janouch, 1951. 

À lire aussi, sur le même sujet, les deux nouvelles suivantes : Jamais un coup de matraque... et le Pavé.

ⓒ Maya Paules.

mercredi 1 janvier 2020

Memorandum

2021

Les hauts plateaux (15/12)
Conception de Mathurin Bolze. Compagnie les mains, les pieds et la tête aussi. [ThéâtredelaCité]

2020

Les Serpents
De Marie NDiaye. Mise en scène de Jacques Vincey. [ThéâtredelaCité]

Des caravelles et des batailles

Mise en scène Eléna Doratiotto (Collectif La Station) et Benoît Piret (co-fondateur du Raoul Collectif. Coproduction : Festival de Liège. [Théâtre Sorano]
Crowd
Danse, spectacle présenté avec La Place de la Danse. Conception, chorégraphie et scénographie : Gisèle Vienne. [ThéâtredelaCité]