jeudi 7 mars 2024

Fin de partie

Un texte de Samuel Beckett. Mise en scène de Jacques Osinski.

Quel plaisir de voir s'effondrer ce monde-là ! Ou, pour le dire avec les mots de Beckett : « Rien n’est plus drôle que le malheur… C’est la chose la plus comique du monde. » Mais ce monde va-t-il s'effondrer un jour ou ne cesse-t-il pas de menacer de le faire depuis la nuit des temps. Car quand la fin approche, c'est le début de quelque chose d'autre. Donc ça recommence. Peut-être même qu'il y a déjà des morts. N'est-ce pas une forme humaine, là, sur la chaise roulante, au milieu de la scène, sous le drap ? Et Clov, juste à côté, qui observe, attendant de voir bouger le drap, dans un questionnement suspendu, pareil à notre interrogation. Clov finit par regarder alentour, cherchant un soutien, une réponse. Rien. Silence.
Il faut mettre de la lumière. Il ouvre les rideaux de ces fenêtres si hautes qu'il faut un escabeau pour les atteindre. Faut-il en déduire qu'ils vivent dans une cave ? Ou bien que leur corps, de nature ramassée et flétrie, ont rapetissé avec le temps ? Ou encore que le monde n'est décidément pas à leur dimension ?

Quoi qu'il en soit, tout va de travers ici, même la démarche « raide et titubante » de Clov, l'unique personnage capable de mettre un pied devant l'autre, ou plus exactement un pied à côté de l'autre. Clov a une façon péremptoire de s'exprimer tout autant qu'indécise, comme si une graine, dans son esprit, n'avait pas tout à fait germé. Derrière Clov, se tient la figure d'un autre personnage de Beckett mais que l'écrivain n'a jamais inventé : Denis Lavant. Il faut l'avoir écouté et vu une seule fois pour avoir la ferme conviction que Clov est à sa mesure. Mieux. Que les écarts de Clov, que sa marginalité, que son ombre se calqueront à l'ombre de Denis Lavant.
Clov est le fils adoptif et l'homme à tout faire de Hamm, ce paralytique aveugle
autant pétri de frustrations que de préciosité babillarde. Il prend son temps pour choisir les mots justes et les décocher nerveusement, spasmodiquement, comme si son corps retrouvait dans ce flot de paroles un ultime espoir de guérison. Frédéric Leidgens tire les ficelles de Hamm, et je crois sentir le souffle de Jean-Louis Trintignant mêlé au timbre de Laurent Terzieff. La fluidité de sa diction et de sa gestuelle, la grâce de son jeu font oublier que Hamm ne marche pas puisqu'il vole.
Avec Nagg et Nell, les vieux parents de Hamm, le tableau est complet. Nagg et Nell non plus ne peuvent se mouvoir normalement : ils ont perdu leurs jambes lors d'un accident de tandem et vivent dans deux poubelles, rebuts d'une famille qui n'en a plus l'apparence, devenus dépendants d'un infirme, lui-même esclave de son serviteur qui perd petit à petit sa mobilité. Chacun est affreusement seul et égaré et pourtant tous sont boulonnés au même manège qui n'en finit pas de tourner. Ces personnages burlesques, ces marionnettes accidentées vivent dans un temps cyclique où le passé figé, auréolé de félicité, donne l'impression de n'avoir jamais été. Il y a une faille en eux, mais ils gardent une candeur hybride et enfantine (1) comme les personnages des films d'Aki Kaurismäki. Désaccordés, ils
cherchent du sens malgré tout. Ils s'obstinent. Et comme il ne se passe rien, comme ça n'avance pas, leur quotidien prend toute la place et submerge l'horizon baigné de gris. Le seul espoir vient des histoires qu'ils se racontent, mirages d'issues possibles, qui donnent l'illusion de pouvoir se réinventer. Mais personne n'écoute jamais vraiment et elles retournent au passé, identiques au va-et-vient muet d'une mer de solitude.

Cet espace clos bruisse des mots qui se crochètent les uns les autres pour finir par éviter la chute de justesse. On ne veut pas que ça cesse, accroché et fasciné comme devant le numéro d'un équilibriste. Et pourtant ça prend fin. Les lumières s'éteignent mais la pièce résonne encore de cette langue
vertigineuse et sans équivalent d'un monde au bord de l'abîme, à la lisière de l'absurde.

(1) « Beckett a le souci de mettre en avant l'extra-sensibilité dans des corps qui ont oublié la tendresse, mais pas l'enfance. » Propos de Denis Lavant recueillis par Oriane Jeancourt-Galignani pour Transfuge, janv. 2023.

Clov (Denis Lavant) et Hamm (Frédéric Leidgens) ⓒ Pierre Grosbois.

samedi 10 février 2024

La montre ou l’émergence de la vérité

Le Témoin de Pietro Germi (1946)

Parmi cette foule d'individus qui grouillent et se frôlent dans toutes les grandes villes, quelques-uns ont commis des fautes et finiront devant des jurés. Mais, comme le dit le narrateur, “c'est si difficile de juger”. Et pourtant, il le faut. L'affaire concerne cette fois Pietro, accusé d'homicide. Là, dans le box des accusés, Pietro ne laisse rien transparaître de son éventuelle culpabilité. “Et voici l'homme dont la vie est en jeu. Regardons-le bien. Si nous pouvions lire quelque chose sur ce visage, descendre au plus profond de cette conscience et savoir... Coupable ou innocent ?” Le narrateur nous convie à la place des jurés. Que peut-on lire dans ce regard ?
L'issue du procès approche et un dernier témoin est convié : Giuseppe, employé municipal, homme âgé, chétif, au pas fragile et au regard dévié par un strabisme, fait pâle figure. Tout repose sur lui et sur l'heure à laquelle il affirme avoir vu le prévenu. Sa conviction se fonde sur sa fidèle montre à gousset, une Roskopf, que l'avocat de la défense, c
e noir corbeau, en un geste escamoté et furtif, dérègle, tout en plaidant haut et fort la faillibilité de l'objet en le comparant à la faillibilité humaine. Mais la sentence tombe et l'accusé est reconnu coupable.

Cependant, les jours passent et le témoin finit par se rendre compte de l'inexactitude de son inséparable Roskopf. Pris de remords, il se rétracte auprès de la justice et l'accusé est libéré. L'incertitude demeure quant à la culpabilité de Pietro. Et dans les faits, son comportement témoigne en faveur de son innocence. En effet, il s'éprend de la jeune et frêle Linda et la tire des griffes d'un patron tyrannique. Malgré ce tableau idyllique, Pietro cache son histoire et son passage en prison. Un innocent ne porte-t-il pas à jamais le sceau indélébile de la faute lorsqu'il a, une seule fois, tenu les barreaux d'une prison ?
Sans tarder, il cherche à officialiser cette candide union et à quitter le pays. Aux prises avec l'administration afin de régulariser ses papiers, le hasard conduit Pietro face à son ancien accusateur. De son côté, Giuseppe cherche à se faire pardonner pour ce faux témoignage qui a bien failli coûter la vie de Pietro. Mais ce dernier fuit et se méfie de cet homme pourtant humble et honnête dont la gentillesse et le dévouement ravissent Linda, elle qui sait de quoi les hommes sont capables.

Pietro Scotti (Roldano Lupi).

La tension atteint son apogée lorsque le petit employé bienveillant décide de déposer lui-même et en mains propres les papiers autorisant le mariage, dont il a accéléré la procédure. Il n'a de cesse de vouloir se racheter et ce faisant, il exerce une pression chez Pietro qui se sent persécuté. Giuseppe rend visite au couple au moment où tout est calme et serein : Linda étend le linge tandis que Pietro fait un somme sur la terrasse. La paix du ménage, éternelle et immuable, suspend le temps. Au comble de sa gentillesse, Giuseppe prend même la peine de protéger le visage de Pietro d'un rayon de soleil afin que cette ardente lumière ne le réveille. Comme s'il fallait le protéger d'un réveil trop brutal. Comme s'il savourait, une dernière fois, la quiétude du sommeil du juste. Tout dans ce moment s'approche du bonheur : le soleil, les enfants qui jouent, la jeunesse de Linda, le vent qui sèche le linge. En un tel moment, tout semble presque naturel et douxconfesse Giuseppe qui offre un petit cadeau à Linda : deux pommes. Mais elles sont vereuses et le vers se nomme vérité.

Une sirène retentit au loin, un incendie éclate mais où ? Pietro sort de son sommeil et voit l'ombre de Linda et de l'homme au chapeau, le témoin. Face à la défiance de Pietro, Giuseppe quitte les lieux précipitamment et oublie sa montre dans les mains de l'innocente Linda. Cet acte manqué ne cessera d'alimenter l'inquiétude et la suspicion de Pietro. La montre symbolise à la fois ces rouages de la justice, enrayés par l'avocat de l'accusé, mais aussi le temps qu'il faut pour que la vérité remonte à la surface, éclate au grand jour, qu'elle triomphe malgré tous les efforts que Pietro déploie pour l'étouffer. La montre passera de main en main, tout au long de l'histoire, s'imprégnant à chaque fois de la vérité de chacun pour établir son verdict. Comme si le temps était seul juge.
Et même si elle finit brisée sur une table par la colère de Pietro, elle a déjà fait son œuvre et rendu son verdict. Son tic-tac ne retentira plus. Ni, par une étrange coïncidence, les battements du cœur de son propriétaire. Mais Pietro l'ignore encore quand il décide de se rendre à son domicile, armé d'un pistolet. Il ne supporte plus cette menace constante qui pèse sur sa vie, plus lourde encore que le poids de sa faute. Le silence accueille Pietro alors qu'il pénètre dans le logement. Pas un bruit jusqu'au retour de la propriétaire qui lui annonce le décès de Giuseppe, tout en lui dressant le portrait élogieux de cet homme humble à l'existence modeste. Son portrait au mur, éclairé par une petite bougie, qu'une vie saine a sanctifié achève Pietro.
C'est comme s'il avait tué deux fois.
Doit-il expier sa faute une bonne fois pour toute afin de se libérer de cet acharnement du destin ? La spirale du Mal étourdit Pietro qui décide d'avouer son crime à Linda et de la quitter :
Il y aurait toujours une ombre entre nousdit-il. L'ombre du doute, du soupçon. Alors qu'il s'enfuit, Linda l'appelle, crie son nom dans les rues désertes. C'est avec bonté et mansuétude qu'elle a pénétré le cœur de Pietro. Se souvient-elle qu'il l'avait sauvée du joug d'un homme ingrat ? Est-elle prête à pardonner ? Son corps gracile court et dévale les escaliers avec une telle agilité qu'elle semble voler, tel un ange. L'ange de Pietro.

Linda (Marina Berti) devant Giuseppe.


lundi 1 janvier 2024

Memorandum [pièces vues en 2024]

2024

Cendrillon (22/03)
Mise en scène de Chloé Dabert. Texte de Lucy Kirkwood. [accompagné par le ThéâtredelaCité]
Le firmament (12/03)
Création théâtrale de Joël Pommerat. Molière 2018 du Metteur en scène d’un spectacle de Théâtre privé. [ThéâtredelaCité]
Fin de partie (06/03)
Texte de Samuel Beckett. Mise en scène de Jacques Osinski. Avec Denis Lavant. [Théâtre Sorano]
Némésis (28/02)
Librement adapté du roman de Philip Roth par Thiphaine Raffier et Lucas Samain. Mise en scène de Thiphaine Raffier. [Au ThéâtredelaCité avec le Théâtre Sorano]
Dans ma chambre #2 (15/02)
Cirque. Edouard Peurichard et Arnaud Saury / MMFF - Mathieu Ma Fille Foundation. [Théâtre Sorano avec La Grainerie]
Giselle (09/02)
Conception, texte et mise en scène de François Gremaud. Interprétation : Samantha van Wissen. Spectacle présenté avec La Place de la Danse dans le cadre du Festival ICI&LÀ. [ThéâtredelaCité]
Il n'y a pas de Ajar (24/01)
Texte de Delphine Horvilleur. Mise en scène Johanna Nizard et Arnaud Aldigé • Jeu Johanna Nizard. [Théâtre Sorano]
Tartuffe (13/01)
De Molière. Conception et mise en scène de Guillaume Séverac-Schmitz. [produit par le ThéâtredelaCité]