lundi 29 avril 2019

Dévotion

Voilà, le petit écrin blanc, missel d'une lithurgie de l'art, est refermé. J'ai suivi Patti Smith quelques jours à travers ses mots et son questionnement sur l'écriture. Ou plutôt, elle m'a accueilli, moi le lecteur anonyme, dans l'espace de ses interrogations, dans la bulle de sa création, au pied de la source à laquelle elle s'abreuve. Son ombre s'est comme imprimée, en négatif, dans des lieux qui font l'histoire de la littérature ­­ le café de Flore, la tombe de Simone Weil, la maison de Camus , et leur succession a fini par composer un univers tarkovskien. Des haltes programmées qui renferment des souvenirs précèdent celles improvisées qui en créent de nouveaux, au cœur d'un présent qui mêle les deux dans une mer tantôt calme, tantôt agitée.
Le livre
(1) s'ouvre sur l'avant-création, sur ce que le divin profane donne à l'auteur afin qu'il noircisse les pages : la matière brute, en fusion ; la lave des nuits insomniaques ; la lame qui tranche le fil continu de nos sages existences. Une sorte d'appel sans voix.

Patti Smith by Robert Mapplethorpe, 1973.
« L’inspiration est la quantité imprévue, la muse qui vous assaille au cœur de la nuit. La flèche vole et on n’est pas conscient d’avoir été touché, on ignore qu’une multitude de catalyseurs, étrangers les uns aux autres, nous ont clandestinement rejoint pour former un système à part, nous inoculant les vibrations d’un mal incurable – une imagination brûlante – à la fois impie et divin. »

Passé un premier préambule qui ouvre des perspectives et des voies d'accès à ce qui va suivre, elle revient au naturel, à sa vie factuelle et raconte l'un de ses voyages, départ de New York pour la France, les petits détails d'un quotidien qui fourniront des prétextes pour la grande histoire à venir, quelques pages plus loin. Il y a quelque chose de spontané et poétique qui se déplie là, quelque chose qui m'attire et semble me délivrer un message : écris avec cette liberté de ton et émancipe-toi de la forme. Comme si elle avait fait sienne les pensées sous forme de recommandations que Neal Cassady s'adressait autant à lui-même qu'à Jack Kerouac
(2). Une manière de composer qui n'a pas peur de mêler l'empirique à l'abscons, le conscient à l'inconscient.
Puis lorsque tout est en place, lorsqu'il y a suffisamment de matière, s'ouvre un nouveau chapitre, celui de l'imagination en acte : l'histoire d'Eugenia, une patineuse estonienne qui a grandi séparée de ses parents. Me revient alors à l'esprit la biographie romancée de Jean Echenoz(3) retraçant la vie de l’athlète Emil Zátopek. Mais là où il y avait une grâce dans l'effort, ici, elle prend racine dans la communion d'un être avec son geste.
L'injonction que se donne Eugenia est identique à celle que Patti Smith se donne à elle-même : capter les rêves avant que le jour ne les exorcise. Le patinage devient alors une parabole du geste même d'écrire ; le patin, un stylo et l'étang, du papier. Et lorsque le soleil darde trop puissamment ses rayons, lorsque la lumière et la chaleur baignent avec trop de générosité la nature, l'étang fond et devient impraticable. Au même titre qu'une page blanche si lumineuse qu'elle fait barrage à l'imaginaire. L'acte de patiner absorbe entièrement Eugenia, et malgré son désir de pratiquer seule et en secret, loin des compétitions, elle est stimulée par la présence d'un homme, témoin privilégié de ses prouesses. Ce témoin-là est comme l'unique lecteur tapi dans l'ombre, qui justifie à lui seul, pour l'écrivain, l'acte d'écrire, sans pervertir pour autant le dessein de l'auteur, son élan vital : il n'écrit pas pour l'autre mais pour un autre. 
La parabole achevée, Patti Smith reprend le récit de son existence comme s'il n'avait été interrompu que par une digression onirique. À la suite de ce songe, se mêlent des propositions de réponses à son questionnement sur l'écriture. Et si Patti Smith était partie de ce seul son entendu dans le silence d'une des chambres d'hôtel qu'elle aime tant fréquenter ! Et si elle avait entendu au plus près l'infime déchirure du papier qui se creuse et se remplit d'encre par la plume du stylo ! Et que donnait ce son ? Le même qu'une lame du patin glissant sur la glace. Et écrire dans tout ça ? Se dévouer corps et âme à ce crépitement irisé.

« Pourquoi est-on poussé à écrire ? Pour se mettre à part, à l’abri, se plonger dans la solitude, en dépit des demandes d’autrui. (…) Il nous faut écrire, nous engager dans une myriade de combats, comme pour dompter un poulain têtu. Il nous faut écrire, non sans un effort soutenu et une bonne dose de sacrifice, pour capter l’avenir, revisiter l’enfance et serrer la bride aux folies et aux horreurs de l’imagination pour une communauté de lecteurs. »

« Quelle est la tâche ? Composer une œuvre qui opère à différents niveaux, comme une parabole, dénuée de la souillure de l’ingéniosité. 
Quel est le rêve ? Écrire quelque chose de bien qui serait mieux que je ne le suis, et qui justifierait mes épreuves et mes errances. Fournir la preuve, par le truchement d’un fouillis de mots, que Dieu existe. 
Pourquoi est-ce que j’écris ? Mon doigt, tel un stylet, trace la question dans le vide. Une énigme familière posée depuis la jeunesse, se retirer du jeu, des camarades et de la vallée de l’amour, ceinte de mots, un battement extérieur. 
Pourquoi écrivons-nous ? Irruption du chœur. 
Parce que nous ne pouvons pas simplement vivre. »

(1) Dévotion, Patti Smith, Gallimard. 2017. 
(2) À lire ici. 
(3) Courir, Jean Echenoz, Éditions de Minuit. 2008.

Autoportrait au bureau, vers 1917. Fonds photographique Gustave Roud, BCU/Lausanne.


lundi 22 avril 2019

Boy Erased

Boy Erased de Joel Edgerton (2018)

Le jeune homme regarde droit devant, il fait face à sa vie, à ses choix, à son destin. Il tourne le dos à une croix difficile à distinguer parmi quelques vitraux. Le garçon est un peu en retrait par rapport à ses parents qui sont devant lui mais de biais, dos à lui, tête baissée, comme assommés et impuissants. Ils sont dans le flou, la focale se fixe sur le fils. L'affiche de Boy Erased illustre parfaitement les enjeux de cette histoire qu'a vécue et racontée Garrard Conley dans son autobiographie.

Jared, tout juste majeur, quitte la maison en compagnie de sa mère. Destination inconnue. Le plan s'arrête sur la plaque d'immatriculation de la voiture : « L'Arkansas, l'État des possibles. » Mais quels possibles ? Ils arrivent dans un centre dont il est difficile de saisir encore l'esprit et l'objectif mais il tranche de suite avec son nom : Love in Action. Sa mère est de suite écartée et Jared est privé de ses effets personnels comme s'il pénétrait dans une prison. Très vite, il paraît évident que le but de cet établissement est de l'encadrer et le surveiller à outrance. À peine arrivés ici, les pensionnaires sont soumis à un questionnaire visant à dresser une cartographie des déviances de leur famille. Parmi celles-ci, alcool et drogues y côtoient l'homosexualité. Puis petit à petit, des fenêtres du proche passé de Jared s'ouvrent à sa conscience et nous permettent de comprendre les raisons de son séjour.

Ayant avoué son homosexualité à ses parents, son père, pasteur baptiste ultraconservateur, aidé dans sa décision par d'autres pasteurs, décide de l'envoyer dans un centre pratiquant une thérapie de conversion censé le guérir de ses penchants. Passé le temps des premiers encadrements et enseignements qui font loi dans l'établissement, viendra le temps des humiliations. Victor Sykes, le maître du lieu, improvisé psychologue, joué par le réalisateur lui-même (Joel Edgerton) exerce sur ses « patients » un pouvoir et une pression sans répit. L'heure viendra d'une prise de conscience pour Jared, au moment d'une confession morale associée à un simulacre de tribunal familial censé libéré le malade de sa colère, soi-disant source de ses déviances sexuelles. Toute emprise psychologique est permise pour permettre de conduire les « patients » sur le droit chemin.

Pour Fabrice Bourlez, psychologue et secrétaire de l'association de psychologues gay friendly PsyGay, les gens qui organisent ces thérapies de conversion « sont tout sauf des psy ; ce sont des moralisateurs. Ce ne sont pas des soins, mais du dressage. La normalité sexuelle, ça n'existe pas. Le travail thérapeutique consiste à aider une personne à accepter ce qu'elle est. » Quant à lui, Frédéric Gal, directeur général du Refuge(1), estime que « toutes les pratiques visant à changer l'orientation sexuelle ne doivent pas exister. (...) Ces thérapies partent du principe que c'est un choix, alors que c'est totalement faux. Cela fait beaucoup plus de mal, car cela pose la personne en victime. »

Alors que l'Organisation mondiale de la santé a supprimé en 1992 l'orientation sexuelle de la liste des pathologies mentales, plus d'une trentaine d'États américains sur 50 ne disposent toujours pas de lois interdisant les thérapies de conversion. Et 700 000 personnes ont déjà souffert de ces formations dont le but est d'effacer (to erase en anglais) leur identité sexuelle. En France, comme dans d'autres pays européens, il est difficile de les quantifier du fait de leur clandestinité. « Elles officient dans le plus grand secret, sans que les autorités ne parviennent à les contrôler » explique l'association Psygay. Une proposition de loi est à l'étude sur le sujet, qui pourrait se calquer sur la législation en vigueur à Malte.

Et comme si ces combats-là ne suffisaient pas, le film lui-même doit composer avec les exigences abusives des distributeurs. Alors qu'il est visible pour tous publics en France, dans d'autres pays l'âge légal est fixé à 12 ou 15 ans. Il faut, aux États-Unis, avoir au moins 17 ans ou être accompagné d'un adulte pour le voir. Le Brésil du très conservateur et homophobe Jair Bolsonaro, n'aura pas la chance de le voir. Universal a en effet refusé de le distribuer dans ce pays, officiellement en raison d'une campagne publicitaire jugée trop coûteuse. Au grand désespoir de la communauté brésilienne LGBT, qui y voit comme un recul politique face à un président qui tolère des pratiques pourtant condamnées depuis 1999 par le Brazil's Federal Council of Psychology, interdisant pour sa part toute thérapie visant « à soigner » l'homosexualité. 

En relisant les Considérations inactuelles de Nietzsche, j'y ai trouvé ce passage qui éclaire l'enjeu et le dénouement de ce combat et décrit à merveille le montage à la fois rétrospectif et introspectif du film. « Mais comment nous retrouver nous-mêmes ? Comment l'homme peut-il se connaître ? [...] Que la jeune âme se retourne vers sa vie intérieure et se demande : “Qu'as-tu vraiment aimé jusqu'à ce jour, quelles choses t'ont attirée, par quoi t'es-tu sentie dominée et tout à la fois comblée ? Fais repasser sous tes yeux la série entière de ces objets vénérés et peut-être te livreront-ils, par leur nature et leur succession, une loi, la loi fondamentale de ton vrai moi. [...] Tes vrais éducateurs, ceux qui te formeront, te trahiront ce qui est vraiment le sens originel et la substance fondamentale de ton essence, ce qui résiste absolument à toute éducation et à toute formation, quelque chose en tout cas d'accès difficile, comme un faisceau lié et rigide : tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs.” »

Alors que ses tenues vestimentaires et ses faux ongles trahissent plutôt une femme superficielle et attachée à son apparence, alors qu'elle paraissait effacée et soumise à son mari, dévote dictant dans l'ombre de la religion ses doux principes et brimant son fils en lui interdisant par exemple de laisser glisser sa main dans le vent, à travers la vitre de la voiture, c'est pourtant elle, la mère de Jared, qui reprendra le rôle d'éducatrice-libératrice par un renversement qui donne à son personnage une richesse et une émouvante fragilité.

L'histoire se termine sur les premiers jalons d'indépendance que posent Jared mais elle ouvre aussi un autre chapitre : le devenir des relations conflictuelles avec les parents et plus précisément ici, la souffrance et le combat d'un père aimant son fils et englué dans une foi qui le cloisonne. Cette autre problématique brise tout manichéisme. Toute la force de ce film réside dans ses questionnements autant que ses dénonciations. Dans l'exploration des nuances de la psychologie familiale qui cherche ses fondements, sa propre normalité, sa voie parmi ses failles.

(1) Association nationale Le Refuge qui prévient l'isolement et le suicide des jeunes LGBT.

Jared Eamons (Lucas Hedges), Nancy Eamons (Nicole Kidman).

mercredi 17 avril 2019

Une forêt brûle sous un toit

Le ciel, immense, ressemble à ces ciels d'été lorsque la lumière retient le jour et que chaque soir dure toujours. Comme une mer renversée au-dessus de nos têtes, son bleu strié de nuages effilochés et de traînées de condensation d'avions invite à la rêverie. Il ne fait pas si froid ce lundi, il ne pleut pas. Les artères de la capitale brassent ses habitants au rythme d'un jour paisible, presque un dimanche sans messe. Pourtant, une forêt brûle sous un toit.

Les premiers témoins s'arrêtent. Une épaisse fumée blanche s'enroule au-dessus de l'île de la Cité. Des sans-abris délaissent leur aumône et s'immiscent parmi la foule qui, pour une fois, se fige dans l'incrédulité. Il n'y a jamais tant de fraternité silencieuse que devant l'impensable. Est-il possible que, sous un ciel de paix, des flammes ravagent une cathédrale qui a vu tant de guerres et d'insurrections ? Ni canons, ni obus, ni tonnerre d'aucune sorte n'ont précédé le drame, celui d'une forêt qui brûle sous un toit.

Là, sous nos yeux, s'anime et prend vie le motif d'une peinture flamande. Un artiste anonyme s'amuse à copier l'arrière-plan de La Tentation de saint Antoine de Jérôme Bosch. Il ne lésine pas sur les moyens. Pour cette œuvre-là, il faut une palette à l'échelle des astres et sacrifier des siècles de bâtisseurs. Quel ingrédient, quel élément permet de mélanger si harmonieusement le bleu, le jaune, le rouge et le noir ? Sans tube, ni toile, que manque-t-il à l'œuvre pour qu'elle devienne un spectacle déchirant ? Rien moins qu'une forêt qui brûle sous un toit.

Bientôt les deux tours rougeoient comme si elles sortaient tout juste d'un haut fourneau. Jamais crépuscule n'avait illuminé avec autant de clarté les beffrois. Pour quelques minutes encore, deux soleils s'acharnent sur l'édifice : l'un disparaît lentement derrière l'horizon, indifférent aux sirènes et aux prières, tandis que l'autre, capricieux, ne s'éteint pas. Il étend sa couche dans les combles et lèche les tuiles de plomb. Ses rayons transpercent la forêt qui brûle sous le toit.

Le songe prémonitoire de Victor Hugo, couché sur le papier pour l'éternité, s'anime grandeur nature comme par miracle. Le Moyen Âge sort de son tombeau, dans la lueur d'un coucher de soleil factice. Il se réveille et disparaît pour de bon, emportant ses poutres avec lui. Plus vieux encore, le feu, ce dieu païen, consacre notre impuissance. Les gargouilles tentent, tant bien que mal, de cracher l'eau qui vient de la Seine sans prendre la peine de se condenser en nuages. Le circuit de cette fausse pluie est perturbé puisqu'il n'y a plus de toit. Une forêt l'a brûlé.

Un bûcher sans haine, sans condamné, sans hérésie crépite dans Paris. Il emplit l'air de ses cendres. La flèche de bois et de plomb qui contenait trois reliques, se plie en deux, rongée par l'incendie, et s'effondre dans l'âtre gigantesque qui retient côte à côte les badauds. Douze apôtres de cuivre vert-de-gris échappent de peu à l'immolation. Leur gîte séculaire s'est consumé en leur absence. Le temps de la réfection les a sauvés. La forêt brûle maintenant au cœur des pierres ancestrales, à l'air libre, sans toit. Notre-Dame est en feu.
Notre-Dame de Paris en feu, le soir du lundi 15 avril 2019.