mardi 25 mars 2014

Orfeu Negro

Orfeu Negro de Marcel Camus (1959)

Sur les hauteurs de Rio, un enfant joue à faire lever son soleil, un cerf-volant, lorsque celui-ci décline lentement, échappant à son contrôle et faisant mine de rejoindre l'agitation des hommes, en contre-bas. Le cerf-volant se confond alors avec un bateau qui accoste. Il transporte de nouveaux arrivants, déjà contaminés à la joie qui monte. Mais parmi eux se perd Eurydice, qui débarque dans un paradis dont elle ignore les chemins et les coutumes.

Le pas, la mélodie et les masques. Dans ce paradis, Orphée est le roi et le maître du temps : d'un coup de sifflet il change les rythmes et les pas tantôt s'accélèrent, tantôt ralentissent. Il conduira lui-même sa troupe lors du grand défilé. La mélodie se fait ombre du temps : rythmée et assourdissante, elle glorifie l'instant ; lente et douce, elle s'en extrait et s'immisce dans l'inquiétant avenir. Mais la mort ni ne danse, ni n'écoute la folie du carnaval bien qu'elle s'y fonde avec son masque austère.
Orphée chante alors un air à Eurydice qui s'échappe hors de l'instant mais sans prendre conscience de sa portée tragique. Et si toutes les femmes sombraient dans la poésie du séducteur, Eurydice, elle, est touchée par la mélodie : l'ombre de sa propre destinée, une nappe crépusculaire. Devant ses larmes, Orphée est saisi par l'autre dimension de son pouvoir, et met un pas dans l'engrenage de la tragédie. Touché par ce qui lui échappe, il entrevoit sa propre finitude et l'inanité de sa conquête incessante du cœur des femmes.
Orphée aime Eurydice et Eurydice va mourir. Est-il possible d'échapper à son destin ? Comme la mort, le destin porte un masque. Il est impossible à nommer ou désigner à la lueur d'une seule action mais il se compose de myriades de petites anecdotes qui se glissent les unes derrière les autres sur le fil de l'existence. Il est ce collier qu'Eurydice refuse de porter : le collier de fleurs que l'aveugle dépose autour de son cou. Plus tard, elle y portera la « Main Figa », une amulette, offerte par un petit garçon qui, au contraires des adultes jouant aux enfants, n'a pas encore noyé sa frêle lucidité dans l'étourdissant flot de la fête. Alors qu'elle pensait être protégée, ce petit objet va précipiter sa fin. Il est sa fragilité réifiée. Et la mort use du serpentin, c'est-à-dire d'un objet festif, pour lever le masque d'Eurydice, la reconnaître et l'avertir en brisant son amulette. Ici la mort ne tue pas, il lui suffit de s'annoncer pour qu'Eurydice s'effraie et prenne la fuite. Réfugiée dans un entrepôt, acculée par ce funeste personnage, elle s'accroche à un câble dans lequel Orphée convoque la foudre électrique, persuadé d'engloutir la mort dans la lumière. Elle périt de la main même de celui qui chantait sa chute.

Dans les maisons qui tutoient la loge des Dieux, les maisons du ciel faites de bric et de broc, l'enfant qui tentait de faire lever le soleil est maintenant en mesure de lever le vrai soleil en jouant quelques airs de sa guitare. Il est le nouvel Orphée, la tragédie est amorcée. Et tout peut recommencer alors que dans les esprits monte déjà la fièvre du prochain carnaval.

Friedrich Nietzsche, dans Zarathoustra, écrit : « Tout part, tout revient ; éternellement roule la roue de l’être. Tout meurt, tout refleurit, à tout jamais court l’an de l’être. Tout se brise, tout se remet en place ; éternellement se rebâtit la même maison de l’être. Tout se sépare, tout à nouveau se salue ; éternellement fidèle reste à lui-même l’anneau de l’être. À chaque instant l’être commence ; autour de chaque Ici roule la sphère Là-bas. Le centre est partout. Courbe est la sente de l’éternité. »

Orfeo et Eurydice.