samedi 10 février 2024

La montre ou l’émergence de la vérité

Le Témoin de Pietro Germi (1946)

Parmi cette foule d'individus qui grouillent et se frôlent dans toutes les grandes villes, quelques-uns ont commis des fautes et finiront devant des jurés. Mais, comme le dit le narrateur, “c'est si difficile de juger”. Et pourtant, il le faut. L'affaire concerne cette fois Pietro, accusé d'homicide. Là, dans le box des accusés, Pietro ne laisse rien transparaître de son éventuelle culpabilité. “Et voici l'homme dont la vie est en jeu. Regardons-le bien. Si nous pouvions lire quelque chose sur ce visage, descendre au plus profond de cette conscience et savoir... Coupable ou innocent ?” Le narrateur nous convie à la place des jurés. Que peut-on lire dans ce regard ?
L'issue du procès approche et un dernier témoin est convié : Giuseppe, employé municipal, homme âgé, chétif, au pas fragile et au regard dévié par un strabisme, fait pâle figure. Tout repose sur lui et sur l'heure à laquelle il affirme avoir vu le prévenu. Sa conviction se fonde sur sa fidèle montre à gousset, une Roskopf, que l'avocat de la défense, c
e noir corbeau, en un geste escamoté et furtif, dérègle, tout en plaidant haut et fort la faillibilité de l'objet en le comparant à la faillibilité humaine. Mais la sentence tombe et l'accusé est reconnu coupable.

Cependant, les jours passent et le témoin finit par se rendre compte de l'inexactitude de son inséparable Roskopf. Pris de remords, il se rétracte auprès de la justice et l'accusé est libéré. L'incertitude demeure quant à la culpabilité de Pietro. Et dans les faits, son comportement témoigne en faveur de son innocence. En effet, il s'éprend de la jeune et frêle Linda et la tire des griffes d'un patron tyrannique. Malgré ce tableau idyllique, Pietro cache son histoire et son passage en prison. Un innocent ne porte-t-il pas à jamais le sceau indélébile de la faute lorsqu'il a, une seule fois, tenu les barreaux d'une prison ?
Sans tarder, il cherche à officialiser cette candide union et à quitter le pays. Aux prises avec l'administration afin de régulariser ses papiers, le hasard conduit Pietro face à son ancien accusateur. De son côté, Giuseppe cherche à se faire pardonner pour ce faux témoignage qui a bien failli coûter la vie de Pietro. Mais ce dernier fuit et se méfie de cet homme pourtant humble et honnête dont la gentillesse et le dévouement ravissent Linda, elle qui sait de quoi les hommes sont capables.

Pietro Scotti (Roldano Lupi).

La tension atteint son apogée lorsque le petit employé bienveillant décide de déposer lui-même et en mains propres les papiers autorisant le mariage, dont il a accéléré la procédure. Il n'a de cesse de vouloir se racheter et ce faisant, il exerce une pression chez Pietro qui se sent persécuté. Giuseppe rend visite au couple au moment où tout est calme et serein : Linda étend le linge tandis que Pietro fait un somme sur la terrasse. La paix du ménage, éternelle et immuable, suspend le temps. Au comble de sa gentillesse, Giuseppe prend même la peine de protéger le visage de Pietro d'un rayon de soleil afin que cette ardente lumière ne le réveille. Comme s'il fallait le protéger d'un réveil trop brutal. Comme s'il savourait, une dernière fois, la quiétude du sommeil du juste. Tout dans ce moment s'approche du bonheur : le soleil, les enfants qui jouent, la jeunesse de Linda, le vent qui sèche le linge. En un tel moment, tout semble presque naturel et douxconfesse Giuseppe qui offre un petit cadeau à Linda : deux pommes. Mais elles sont vereuses et le vers se nomme vérité.

Une sirène retentit au loin, un incendie éclate mais où ? Pietro sort de son sommeil et voit l'ombre de Linda et de l'homme au chapeau, le témoin. Face à la défiance de Pietro, Giuseppe quitte les lieux précipitamment et oublie sa montre dans les mains de l'innocente Linda. Cet acte manqué ne cessera d'alimenter l'inquiétude et la suspicion de Pietro. La montre symbolise à la fois ces rouages de la justice, enrayés par l'avocat de l'accusé, mais aussi le temps qu'il faut pour que la vérité remonte à la surface, éclate au grand jour, qu'elle triomphe malgré tous les efforts que Pietro déploie pour l'étouffer. La montre passera de main en main, tout au long de l'histoire, s'imprégnant à chaque fois de la vérité de chacun pour établir son verdict. Comme si le temps était seul juge.
Et même si elle finit brisée sur une table par la colère de Pietro, elle a déjà fait son œuvre et rendu son verdict. Son tic-tac ne retentira plus. Ni, par une étrange coïncidence, les battements du cœur de son propriétaire. Mais Pietro l'ignore encore quand il décide de se rendre à son domicile, armé d'un pistolet. Il ne supporte plus cette menace constante qui pèse sur sa vie, plus lourde encore que le poids de sa faute. Le silence accueille Pietro alors qu'il pénètre dans le logement. Pas un bruit jusqu'au retour de la propriétaire qui lui annonce le décès de Giuseppe, tout en lui dressant le portrait élogieux de cet homme humble à l'existence modeste. Son portrait au mur, éclairé par une petite bougie, qu'une vie saine a sanctifié achève Pietro.
C'est comme s'il avait tué deux fois.
Doit-il expier sa faute une bonne fois pour toute afin de se libérer de cet acharnement du destin ? La spirale du Mal étourdit Pietro qui décide d'avouer son crime à Linda et de la quitter :
Il y aurait toujours une ombre entre nousdit-il. L'ombre du doute, du soupçon. Alors qu'il s'enfuit, Linda l'appelle, crie son nom dans les rues désertes. C'est avec bonté et mansuétude qu'elle a pénétré le cœur de Pietro. Se souvient-elle qu'il l'avait sauvée du joug d'un homme ingrat ? Est-elle prête à pardonner ? Son corps gracile court et dévale les escaliers avec une telle agilité qu'elle semble voler, tel un ange. L'ange de Pietro.

Linda (Marina Berti) devant Giuseppe.