lundi 14 juillet 2014

Maman

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Et tu es morte. Lui non. Tu n'étais pas à Paris et pourtant c'est toi qui est morte. Tu n'étais pas sur les Champs-Élysées mais dans la chambre de ton appartement, dans la région qui t'a vue naître. Ne me demande pas comment j'en viens à penser que la balle qui ne t'était pas destinée t'a tuée ! Je sais bien que tu es morte d'un excès de somnifères et d'alcool. Mais après tout, une balle de revolver, un coup de couteau, une chute..., la mort ne s'embarrasse pas des moyens lorsqu'on fait appel à elle.

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Il défilait un 14 juillet et toi c'est toute ta vie que tu as vu défiler. Est-ce que je me souviendrais aussi facilement du jour de ta mort si tu ne nous avais pas quitté un 14 juillet ? Pendant que tout le monde s'amuse, que les enfants font éclater le bitume avec leur poudre, les silences sont bien rares. Est-ce ce que tu désirais ? Est-ce que tu voulais qu'il n'y ait pas de silences pour que je peine à te rappeler à mon souvenir ? Tu voulais disparaître derrière la fureur de la joie, celle que tu avais tant de mal à saisir ?

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Et puis les feux d'artifices ont été tirés. Et tous les ans à la même période, tu vois la Terre qui se tourne vers toi et qui brille de quelques paillettes, comme si une enfant s'était amusée à les jeter sur ses pommettes blanches d'écume, ses pommettes bleues. Et puis tu entends le bruit sourd de la poudre qui déchire le ciel. Ne t'imagine pas que c'est moi qui tambourine à la porte. Je ne demande pas d'explications. Il y a longtemps que je n'en demande plus.

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Et tu t'es invitée dans la grande histoire, tu as toujours aimé ça. Les petits gestes de ton quotidien avaient des allures de grande dame. Comme dans ce court passage de film super 8 dans lequel on te voit feuilleter les portants d'une boutique luxueuse. Soudain, tu daignes redescendre de ton piédestal et tu plisses les yeux de contentement, de joie d'être surprise là, dans ton meilleur rôle. Oh, il n'y a pas grand monde derrière les barrières de sécurité que tu imagines. Mais le jeu est le même.

Maman, un homme a tiré sur le Président ! Et tu es partie. Où, je ne sais pas. Qui peut le dire ! Je me demande si tu n'as pas fait semblant de partir, comme Sam, ce personnage du film de Claude Lelouch*. Tu as voulu tout recommencer, et sans nous blesser. Avec dans ton ombre l'élégance de la démarche de Fanny Ardant doublée d'un petit rire délicat, peut-être celui de Stéphane Audran. Et là où tu es, la nuit tombée, tu n'entendras pas ce que j'entendrai : des hommes vont tirer des feux d'artifices.

« Maman, un homme a tiré sur le Président ! » Jamais je n'ai eu l'occasion de te dire ces mots. Tu as soufflé sur ta vie juste à temps et j'ai aussitôt senti combien il était vain d'exister sans celle qui nous a donné le premier souffle : comme si j'avais cueilli un beau bouquet et que je n'avais personne à qui l'offrir. Malgré tout, je suis là, je me tiens debout et je fais front à l'injustice. Je suis là avec mon prénom de quatre lettres. Oui, souviens-toi ! Tu m'as donné le prénom d'un Président sur lequel un homme a tiré. Et il est mort, ce Président-là.

*Itinéraire d'un enfant gâté.
ⓒ Vivian Maier.


dimanche 13 juillet 2014

Creuser un tunnel

Rafael Chirbes, « La Stratégie du boomerang »

« Je crois qu'il n'y a pas de différence entre écrire et creuser dans le plus noir des tunnels. »

vendredi 11 juillet 2014

La Vérité

La Vérité de Henri-Georges Clouzot (1960)

Ce que les autres savent de nous n'est qu'une petite parcelle de vérité, à l'image de ce morceau de miroir dans lequel Dominique se regarde avant d'entrer aux assises. Quand bien même nous voudrions tout dire et tout montrer, comme Dominique, nous serions confrontés aux mailles étroites de la rhétorique. Mais pas seulement. Il faut toujours user d'un moyen pour la dire cette vérité, que ce soit la parole, les émotions ou un morceau de miroir. Nous ne délivrons toujours que le reflet de notre vérité. Transmettre c'est déjà morceler, fragmenter, défigurer. Et quand la peine, la douleur donnent la force de frôler la justesse, il faut encore que l'accueil, l'écoute soient justes. Comment une jeune femme peut-elle espérer être comprise par des jurés qui pourraient être ses parents ? Ceux-là même qui lui donnaient l'envie de fuir et de transgresser la morale bourgeoise. Ceux-là même qui sont à la source du drame.
L'avocat de Dominique le sait : « Aux assises, il n'y a qu'une vérité. » Tout est joué d'avance. L'institution judiciaire a sa rhétorique : propre, cadrée, implacable. Et si le tribunal cherche la vérité dans les faits, toujours il la trouve car sa rhétorique même l'enfante. Cependant, la vérité nue, la vérité de l'être n'est pas dans les faits mais dans l'enchaînement des faits, dans les interstices du signifiant, dans le silence derrière la lumière. Et comme deux calques, il faut faire se superposer les focales de l'institution et de Dominique, pour espérer la comprendre. C'est le travail de l'avocat. Le travail de l'avocat général tend au contraire à les distendre. Lorsque Sartre parle du roman d'Albert Camus, L'Étranger, il emploiera le mot de « décalage ». Nous y sommes.
Gilbert et Dominique, bien qu'ils aient été amants, n'ont rien en commun : Bach face à Brando ; la musique orchestrale face au cha-cha ; le travail, l'acharnement face à la légèreté, l'insouciance, l'amusement. Lui dirige, sa musique. Elle, se laisse porter, devient la musique. L'enfermement face à la liberté (à l'issue du drame, c'est la liberté qui sera enfermée). Et puis Dominique Marceau est en décalage avec son époque. En refusant les principes rigides de ses parents, en cherchant à vivre ses désirs, elle sort du cadre pour trouver le sien propre. Et son cadre est à l'avant-garde, comme ses lectures : Les Mandarins de Simone de Beauvoir. Comme Meursault pour sa mère dans le roman d'Albert Camus, elle ne pleure pas non plus la mort de son père. Même si ce n'est pas précisément ce que lui reproche le tribunal, il pointe son manque de cœur qui lui aurait permis de préméditer son acte, d'agir froidement et de simuler tout remord.
L'enjeu est là : signifier ce décalage à l'image. Le plan le plus flagrant à cet égard, n'est autre que celui qui montrera le crime dans sa plus froide réalité : au moment des coups de feu, toute la perdition de Dominique est dans ce cadrage incertain, tremblant et fulgurant. Un plan serré sur son visage dans lequel ses paupières au maquillage noyé de larmes sursautent à chaque coup de feu assourdissant. Un moment de vérité nue, qui vient clore les réminiscences, les trajectoires fébriles du 'dire', les recompositions factices orchestrées et imposées par la justice.

Albert Camus écrit : « En ce sens, il [Meursault] est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c'est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l'on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. Mentir ce n'est pas seulement dire ce qui n'est pas. C'est aussi, c'est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu'on ne sent. C'est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu'il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. (...)
Meursault pour moi n'est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d'ombres. Loin qu'il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l'anime, la passion de l'absolu et de la vérité. Il s'agit d'une vérité encore négative, la vérité d'être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible.
On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L'Étranger l'histoire d'un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. »*

Amoureuse du soleil, Dominique Marceau dansait jusqu'à ce que son malheur la conduise à commettre l'irréparable. Et puisqu'il est impossible de se faire comprendre, et que ce petit morceau de miroir ne reflètera jamais qu'une portion de sa vérité, elle le brisera en silence, et se tranchera les veines. Alors que quelques quelques gouttes de sang de son poignet irradient déjà son drap, sa vérité aussi aura peut-être la chance de traverser son linceul.

*Préface à l'édition américaine de L'Étranger. [08 janvier 1955]
Brigitte Bardot, « Dominique Marceau ».

jeudi 3 juillet 2014

Le style

Marcel Proust, « Le temps retrouvé »

« Le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. »

mercredi 2 juillet 2014

L'amertume du thé*

Arrivé à la gare centrale, les senteurs du marché de son enfance flottaient dans l'air chaud et moite du petit matin. Il n'y avait aucune raison pour que l'image de sa mère refasse surface à ce moment précis, pourtant elle se tenait là, dans sa mémoire. Jeune, il chapardait sans cesse dans les rues, comme ses camarades, et les remontrances perpétuelles de sa mère résonnaient déjà dans le hall de gare qu'il traversait maintenant, tandis que la fatigue, la pesanteur des souvenirs, et la peur de ses émotions lui faisaient battre le sang dans les tempes.
Dès qu'il posa le pied sur le perron devant la gare, il leva la tête et aperçut le champ de thé, là-haut, sur la petite colline, tout juste échappé des perles de nuages qui demeuraient là, comme tiré d'un conte de sorcellerie avec lequel il avait rendez-vous. Il prit d'emblée la direction du champ, et se reconnut dans le visage espiègle de ce jeune voleur qu'il surprit en train de rôder près de ce couple d'européens égaré dans cette contrée qui ne semblait trouver sa raison d'être que dans la tête de Sajit.
À mesure qu'il avançait, le champ de thé en point de mire, celui-ci rapetissait, grignoté par les toits des maisons puis des cahutes, tandis qu'à l'inverse l'écoulement de la source qui jouxtait la maison de son enfance, lui parvenait distinctement.
Tout était à l'identique et pourtant il ne reconnaissait rien, comme si une chiromancienne lui faisait voir ce qu'elle lui prédisait en superposition du passé qui était le sien. Passé et avenir se déroulait sur le petit sentier de son enfance, et ses pas ralentissaient le mouvement à mesure qu'il desserrait l'étau de sa conscience. Sa mère avait maintenant déserté son esprit, et sans savoir pourquoi, peut-être à cause du long voyage qu'il venait de faire, ou encore était-ce dû au chemin qu'il avait entrepris depuis son jeune âge, la personne qu'il était devenue, les gens qu'il côtoyait dans le cadre de son travail... l'image d'un sultan marchant en direction d'un palais respirait là, derrière ses tempes dans lesquelles battait un sang maintenant apaisé. Allait-il reconnaître des visages familiers ? Allait-il seulement se reconnaître lui ? Avait-il habité ici ?
Le champ de thé était désormais à une vingtaine de pas d'éléphant. La petite cabane dans laquelle il se réfugiait lorsque son père explosait de colère avait disparu. À la place, une annexe du grand bâtiment de stockage des ballots de thé avait pris racine, et ses murs faisaient barrage au chant paisible de la petite source. L'atmosphère de la plantation était plus austère. Alors qu'il stoppa sa marche, cherchant un nouveau rythme, une nouvelle façon de respirer dans ce lieu qu'il redécouvrait, une femme de petite taille, recroquevillée sur elle comme un théier ployant sous le poids des tempêtes obstinées, fit quelques pas entre les grandes portes du bâtiment de stockage. Sajit cessa de respirer et il eut le sentiment, avant qu'il ne finisse par deviner que cette petite femme était sa tante, que son sang et la source qu'il entendait à nouveau ne faisait qu'un. Puis l'amertume des feuilles de thé qu'il mâchonnait et s'amusait à coller à son palais revint à sa mémoire et lui intima l'ordre d'ouvrir les bras et de faire un pas de plus tandis qu'un sourire éclairait son visage.

*Atelier d'écriture. Lieu : un champ de thé au Népal. Thème : retrouvailles. Mots imposés : sorcellerie, marché, voleur, palais, source et sang.