mardi 11 février 2014

Un petit ciel

Herman Hesse, « Le Loup des steppes »

« L’homme n’est point capable de penser dans une grande mesure, et même le plus cultivé, le plus intelligent d’entre les humains ne voit le monde et surtout ne se voit lui-même qu’à travers les lunettes de formules naïves, simplifiantes et falsificatrices. Car c'est, à ce qu'il paraît, un besoin inné et obligatoire de tous les êtres de se représenter leur moi comme une unité. Aussi fréquemment, aussi profondément que soit ébranlée cette illusion, elle se reforme et se consolide toujours immédiatement. Quand, dans les âmes humaines douées d'une organisation délicate, éclôt la prescience de leur multiplicité, quand elles brisent, comme tous les génies, l'illusion de l'unité individuelle et se sentent une multitude, un faisceau de moi disparates, elles n'ont qu'à l'exprimer pour que la majorité les enferme, appelle au secours la science, constate la schizophrénie et protège l'humanité contre l'appel à la vérité sortant de la bouche de ces malheureux. (...) Par conséquent, lorsqu’un homme s’enhardit à étendre l’unité illusoire de son moi à la dualité, il est déjà presque un génie, ou du moins une rare et intéressante exception. En réalité, aucun moi, même le plus naïf, n’est une unité, mais un monde extrêmement divers, un petit ciel constellé d’astres, un chaos de formes, d’états, de degrés, d’hérédités et de possibilités. Le fait que chacun aspire à considérer ce chaos comme une unité et parle de son moi comme d’une manifestation simple, fixe, nettement délimitée, paraît être une erreur inhérente à tout être humain, même supérieur, une nécessité de la vie comme la nutrition et la respiration. »

1 commentaire:

  1. "Nostalgie de la vie des autres. C'est que, vue de l'extérieur, elle forme un tout. Tandis que la nôtre, vue de l'intérieur, parait dispersée. Nous courons encore après une illusion d'unité." - A. Camus

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