mardi 8 mai 2018

Pars devant

Pars devant, je te rejoins maintenant. Évite, tant que faire se peut, les embuscades assassines. Tu sais, celles que les entonnoirs de la vie mènent à l'amour. Ne fais pas l'ignorante, tu vois très bien de quoi je veux parler. Pars devant, je te dis, tu ne risques rien. Le vent te protège, suis-le. Suis le soleil aussi. Et quand il se couche, couche-toi aussi. Je te connais, tu es à l'aise partout, tu sauras te construire un nid au bord des précipices, sur les crêtes des frontières morcelées, au pied des vagues bruyantes, dans les creux des terres inondées. Tu as de l'audace, montre-moi ce que c'est que d'en avoir et trace-moi une première saison, j'aurai moins peur.

Pars devant, je te rejoins, là, de suite, quand j'aurai pendu pour de bon tous les cintres de mes vies antérieures. Quand j'aurai dressé ma liste de choses à ne pas oublier, fermer toutes les fenêtres et pris le temps de gonfler mes poumons d'un dernier bol d'air privé de ton dioxyde de carbone. Je sais que tu as en poche, et à revendre, des miracles d'équilibre et de témérité, prête que tu es à te tuer tous les jours pour illuminer, de ta présence, les coins inhabités de cette nature morte. Je veux la même chose. Je veux être là quand tu glousseras de joie devant tes infimes trouvailles, si minuscules que même les poètes parlant dix ou vingt langues ne les verraient pas.

Pars devant, je te rejoins dans quelques minutes. Regarde, la nuit tombe déjà. J'ai encore mis une éternité à jeter tout ce passé, le mien et quelques résidus du tien aussi, qui t'importait si peu que tu le voyais comme une fine couche de poussière. Mais il est là, il faut bien le faire disparaître, non ? Je ne peux me résigner à le laisser se fossiliser et couvrir nos vieux meubles alors que nous arpenterons les routes vide d'horizon. There is no place, c'est ta devise. No place. Et maintenant, ça y est, tu y es. Là où tu voulais toujours être, cet endroit où les empreintes de nos pas ne bousculent pas totalement la matière.

Pars devant, oui, pars devant. Ne regarde même pas ton ombre. Laisse-la moi, personne d'autre ne cherchera à te suivre. Dans mon impatience à partir, je sens aussi ton impatience à me voir venir. Mais n'aie crainte, tout ralentit déjà ici, tandis que plus aucun mécanisme ne vient régir ton quotidien, à la manière de ces deux aiguilles qui se coursent l'une l'autre devant moi, juste au-dessus du petit miroir de l'entrée. Sais-tu même encore ce qu'est une seconde ? Je compte, j'égrène, je calcule pour toi. Pour nous. Et j'attends, encore un petit peu, que le silence daigne fermer la porte du logis. Alors, je cesserai moi aussi cette mascarade. Rassure-toi, mon cœur finira bien par lâcher, comme le tien. Et je serai là.


Adriana Muniz (Portland, Oregon).

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