« Parfois, je suis brusquement envahie par une sensation infiniment agréable, voluptueuse :
je suis dans un lieu où personne ne peut me trouver. »
je suis dans un lieu où personne ne peut me trouver. »
Milena Jesenská
Je reviens du passé, du mois d'avril 1955 pour être exact. Je reviens du bout du monde, de l'extrémité ouest de l'archipel des Keys, sous la pointe de la Floride. Toi aussi, mon chou, tu en reviens ! Non, nous n'avons pas fait le voyage exactement en même temps. Tu as lu le livre avant moi. Mais je l'ai tenu dans mes mains avant toi, puisque tu m'avais demandé de te l'acheter. Son titre : Jours brûlants à Key West de Brigitte Kernel.
Un bandeau couvrait la partie basse de sa couverture sur lequel figurait un vieux cliché en noir et blanc de Françoise
Sagan, épousant de tout son jeune corps presque nu le sommet d'une
dune, comme s'il s'agissait de sa propre gloire. Elle adressait un regard
déterminé et presque insolent à son avenir, mais pas seulement. Ce regard-là, il disait « Bonjour le monde ! » et répondait avec audace au scandale survenu à la suite de la publication de son tout premier roman, Bonjour tristesse.
Puis j'ai retourné le livre pour essayer d'en savoir plus : il prenait comme
point de départ le court séjour qu'avait passé la jeune romancière française à
Key West, auprès de deux autres écrivains américains : Tennessee Williams
et Carson McCullers.
En
effet, Sagan fut vite agacée par cette tournée promotionnelle qui débuta
à New York quelques mois après la sortie de son roman. Elle profita de
cette invitation de Tennessee Williams pour s'y soustraire et rejoindre
les deux auteurs à succès sur cette petite île au bout de cette excroissance américaine, je veux parler de la péninsule de Floride. Key West n'était pas seulement une île éloignée de cette langue de terre absurde — la béquille d'un territoire si vaste qu'il peine à rester debout —, elle venait mettre un point final à ce millier d'îles et d'îlots qui formait les Keys. Ils émergeaient là, à quelques kilomètres de Cuba, comme autant de points de suspension que l'auteur du livre se refusait désormais à écrire, suivant par-là les conseils de
l'éditeur Pierre Seghers à qui elle avait envoyé ses premiers poèmes à
17 ans. Ces points de suspension se regroupaient en forme de virgule et s'étiraient en direction de Cuba, dans une tentative désespérée de fondre deux visions du monde, deux humanités. Là, de l'océan, de cette immensité profonde et
sans fond semblable aux pages blanches des romans à venir, quelques écrivains — Ernest Hemingway le premier — avaient déniché l'endroit rêvé pour libérer l'imagination et faire voltiger les mots dans l'air chaud et silencieux.
Puis je t'ai donné ton billet pour Key West. Tu as récupéré le livre, et je n'ai pas tardé à sentir avec quel empressement tu avais hâte de rejoindre les personnages de ce roman et de t'enfermer dans ce huis-clos historique. J'ai deviné, sans que tu m'en parles de trop d'ailleurs, qu'il y avait un monde à part et qu'en lisant ce livre, il était possible de s'y assoir et de glisser ses pieds nus sous les grains de sable d'une plage de cette île ; que la place du lecteur côtoyait celles des auteurs à tel point qu'il sentait leur présence.
Mais la chose qui fut peut-être plus surprenante encore, était que tu voulais aller à Key West. Tu as regardé à quoi ressemblait l'île. Et peut-être même cherchais-tu une trace de ce passé que tu croyais vivre en lisant ce livre : une atmosphère, l'ombre des amours imaginaires, la lumière des fantasmes en filigrane. Et j'ai regardé avec toi, sans avoir même lu une seule page du livre. J'ai eu, moi aussi, le désir de me fondre dans ce lieu mythique : comment ne pas avoir envie de n'être personne au milieu de ce qui ressemblait presque à une station balnéaire dépeuplée, égarée dans l'angle mort d'un continent ?
Puis tu m'as donné mon billet pour Key West. J'ai lu le livre. Avant ça, tu me l'avais chaudement recommandé. Oh, tu n'as pas eu beaucoup d'efforts à fournir pour me convaincre de faire le voyage à mon tour ! J'ai depuis longtemps une passion sans cesse renouvelée pour la littérature américaine et une curiosité, une fascination pour la vie, le quotidien des écrivains. Et je trouve amusante l'idée de combler le vide des événements anodins de la grande histoire, d'imaginer ce que nous voulons tous savoir de l'ordinaire des génies. Alors j'ai écouté moi aussi Frank Merlo, l'amant de Tennessee Williams.
En effet, l'histoire de ce séjour s'appuyait sur ses témoignages, véritables ou fictifs, recueillis quelques années après. Frank, témoin et protagoniste de ce séjour, n'a pas eu la place de choix des trois auteurs. Mais il l'acquiert par le travail minutieux qu'il opère bien des années plus tard, en relatant cet épisode mystérieux et secret. Il revient hanter le lieu de ce moment privilégié, et cherche à le partager, à le rendre aux auteurs, à leur offrir. Pour ce faire, il fouille sa mémoire afin d'en débusquer les moindres détails, tout en sachant que celle-ci bataille ferme contre le filtre du temps, donnant raison à cette phrase de Françoise Sagan : « Je me demande ce que le passé nous réserve. » Et comme si la faillibilité de ses souvenirs ne suffisait pas, Frank lutte également contre la maladie qui vient lacérer les images dont les contours peinent à se fixer.
Le voyage du retour et son adieu déchirant, jeta une lumière vive sur ma conscience au point de l'aveugler et de m'extraire violemment du rêve dans lequel m'avait plongé le livre. Les pages repliées sur elles-mêmes, l'un des chapitres de la vie de Frank Merlo et, par voie de conséquence, de celles des trois auteurs, s'évapora dans un dernier coucher de soleil. Et j'ai repensé à cette phrase de Salvatore Quasimodo présente dans le livre : « Chaque être est seul au cœur de la terre transpercé par un rayon de soleil : et c'est tout de suite le soir. » Frank Merlo avait rassemblé toutes ses forces pour nous donner à voir et à ressentir son rayon de soleil. À travers ce miracle, les mots étaient devenus des images, des parfums et des sons.
Alors que remontaient à la surface les souvenirs de ma lecture achevée, je crus percevoir, derrière le ressac de Key West, la voix de Little Willie John et sa chanson, No Regrets. N'est-ce pas ce que tu as ressenti aussi, mon chou ? Au fait, ça ne t'ennuie pas que je t'appelle « mon chou », comme dans le livre ? D'ailleurs, je ne me souviens plus qui appelait l'autre par ce petit nom : est-ce Frankie qui appelait Tennessee de la sorte ou l'inverse ?
Photo-montage de Aude Espagno. |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire