mercredi 4 mai 2016

Jamais un coup de matraque...

J’ai un bleu à la cuisse gauche. Je l’ai pris en photo pour le montrer à la presse. Mais avant ça, je décide de l’envoyer à un ami qui contestait mon action pourtant pacifiste. Il m’a fait remarquer que le bleu ressemblait étrangement à la forme de notre pays, la France. Sa réflexion m’a beaucoup amusé et je me suis même radouci à son sujet. J’ai voulu vérifier de visu, j’ai baissé mon pantalon : il n’avait plus les mêmes contours, il s’était agrandi. Certains ont des bleus à l’âme, moi j’ai un bleu à l’âme de mon corps.
Si j’ai récolté cette tache marine ce n’est pas à cause d’une chute. Je ne suis pas tombé, non, toujours pas ! Enfin si, je suis tombé un petit peu mais tu m’as aidé, toi, l’homme en bleu et tes collègues. Il fallait que je sois au sol, à terre, devant toi, pour ne plus représenter une menace que je ne cherchais pas à être. Juste une présence, je ne voulais rien être d’autre qu’une présence. Certes une présence en signe de désaccord mais pas un désaccord te concernant toi personnellement. Nous étions tous les deux gardiens d’un monde, ou plutôt d’une idée en forme de monde. Et finalement, à bien y réfléchir, il est rare que deux gardiens se fassent front : ils sont censés camper devant leur royaume respectif, et ne plus bouger. Sauf que nous campions devant le même royaume, toi à un point cardinal et moi à l’autre ; toi mieux armé que moi mais moi libre de toute hiérarchie, et sans être contraint de rendre des comptes à la fin de ma journée.
Nous nous sommes fait face presque une heure. Et pendant tout ce temps, je ne quittais pas tes yeux, comme l’horizon d’un espoir, celui de toucher l'homme. Un manifestant m’a dit un jour : « J’ai réussi à déboulonner l'un d'entre eux, à le déstabiliser émotionnellement juste parce que je l’ai regardé pendant une heure environ sans cesser de lui parler de choses quotidiennes, banales ; des choses que lui et moi nous vivions, nous ressentions de la même manière. Il n’a pas quitté les lieux mais j’ai senti qu’il était moins actif notamment au moment de la charge. Ses collègues se sont mis à plusieurs pour tirer de la foule un gars particulièrement menaçant et l’embarquer. J’ai vu à ce moment qu’il faisait mine de surveiller alentour, mais qu'il se donnait juste bonne conscience auprès de ses collègues tout en l'ayant mauvaise. J’ai senti sa gêne. Il ne voulait plus croiser mon regard. Il avait honte. » Alors j’ai procédé de même tandis qu’autour de moi, d’autres manifestants houspillaient tes collègues. Par moments, mon esprit sentait le besoin de relâcher la tension et je nous voyais alors comme deux sportifs adverses ou même deux animaux prêts à défendre chacun un territoire. Je me suis demandé si tu pensais la même chose. Nous étions deux mâles qui combattions pour une femelle et quelle femelle : la République !
Autour de moi, la clameur s'accentuait et des projectiles tombaient derrière votre première ligne, tandis que je m’efforçais de maintenir une posture pacifiste. Le bruit se disputait à la fureur et le soufre au dioxyde de carbone que rejetait, accompagné de propos incendiaires, les plus tenaces d'entre nous.
Puis un ordre a surgi de ton camp : une voix a grésillé dans une radio, un de tes supérieurs s’est agité pour répercuter l’ordre sur le terrain. Quelques grenades lacrymogènes ont répondu à l’offensive. Il fallait nous déloger, ça avait assez duré. Et comme si la vague de contestation ne venait plus de nous mais de vous, tu as marché avec tes collègues, bouclier en avant, dans notre direction, essuyant des coups qui résonnaient sourdement sur vos protections. Nous n’étions à cet instant que des ombres pour vous. Ton regard s’est voilé, durci même, ce n'était plus ton regard mais celui de la troupe : j’ai senti que tu cherchais à effacer mon monologue, cet écho qui résonnait dans ce précipice au bord duquel tu t'es senti défaillir. L’amour que j’ai tenté de déployer dans un contexte si peu enclin à s’y répandre s’était converti en froideur après avoir franchi l’espace qui nous séparait. Que pouvait bien contenir cet espace-là ! C’est encore une question à laquelle je m’efforce de répondre et je n’arrive pas à dissiper le brouillard qui l’entoure comme nous entourait alors la fumée poivrée en ce jour de contestation.
Tu as ancré, vissé même, ton regard derrière moi, fixant l'objectif que martelaient vos bottes. Je ne voulais pas bouger de mon poste, et tu es venu t'écraser contre moi. Il m'a fallu exercer une force contraire et sans ordre donné derrière toi, sans prescription même susurrée à ton casque, tu as dégainé ton coup. Quel regard pouvais-je bien avoir qui ait pu te faire sentir à ce point mon irrémédiabilité ! Il a saisi tous mes nerfs, ce coup, et m’a dépossédé de tout pouvoir de réflexion à tel point que j’ai eu envie de répliquer en crachant sur ta visière : je me suis dit que ça gênerait ta visibilité. J’ai même pensé, plus tard, lorsque la douleur ne me lançait plus que par saccades, respirant, dans les tissus endoloris, de plus en plus lentement, qu’il fallait que je mange quelque chose qui noircirait ma salive pour te gêner davantage, de la réglisse par exemple. Je me suis dit que dès le lendemain j’en prendrais et même, je m’amuserais à faire deviner aux autres pourquoi je portais de la réglisse avec moi en leur vantant ses mérites combatifs. Je me suis concentré sur la douleur, j'ai gémis entre mes dents serrées, me mordant la lèvre inférieure jusqu'au sang et mes jambes ont fléchi comme deux branches de chêne prises dans une bourrasque. Genoux à terre, je devais encore tenir mon siège : il était le garant de tout à ce moment-là ; garant de ma conviction, de ma force, de ma détermination. Je savais aussi que si je crachais, je perdrais tout le bénéfice de ma tentative d'atteindre l'homme derrière le masque. Ton inaction aurait suffi, je ne te demandais pas de baisser ta garde ni de déposer ton bleu de travail.

Maintenant, quand je repense à ce coup de sang, ce coup de matraque, j'y vois le sceau du pouvoir imprimé par le bâton. Je ne souhaite pas m’en prendre un autre, car la France me fait mal, là, sur ma cuisse. Mais ça ne changera ni ma volonté ni mes convictions. Quand bien même je devrais avoir des dizaines de France sur tout le corps, mon idée ne changerait pas. La douleur ne peut pas me faire changer d’avis. Peut-être même qu’elle l’auréole. J’ai la conviction que les plus grands défenseurs d’idée, les plus grands pacifistes ne souffrent pas : c’est leur corps qui a mal mais finalement, dans cette affaire d’idée, il ne compte pas. Des bleus à l'âme du corps, pas à l'âme. Alors quand tu frappes, pense à ceci : tu ne fais rien que repousser l’animal qui te fait peur, mais sache que ce n’est pas l’animal qui détient l’idée, c’est l’homme. Et jamais un coup de matraque n'abolira l'idée.

Le 28 avril 2016, Place de la Nation, Paris ⓒ Nadal Deh.

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