vendredi 29 avril 2016

L'ultimatum

Un observateur extérieur aurait été bien en peine de deviner quel ouvrier haranguait ses compatriotes, là, dans cette salle de direction capitonnée qui étouffait paisiblement les pas et les voix. Chacun à sa façon cherchait sa place, et chacun à sa façon était gauche. Et tous avaient le souffle coupé dans cette pièce qui surplombait la ville, au dernier étage du bâtiment. Mais seul l’un d’entre eux était imperméable au silence du lieu, aux reflets des meubles cirés, aux grincements des chaises en cuir, aux vertigineuses évocations des tableaux accrochés. Il était là et absent à la fois. Rien ne le distinguait comme une personne ayant un potentiel de décision. Rien sauf une sorte d’accord secret entre un regard ferme, qui se pose, et une voix qui n’hésite pas, qui tranche même à chaque fin de phrase. Au bout d’une longue diatribe qui n’avait d’autre but que de faire plier les derniers esprits récalcitrants à l’exécution de l’ultimatum, il lança une dernière affirmation qui scintilla comme un réquisitoire presque idéal en ce lieu :
– Qui détient le pouvoir ici, c’est lui ou c’est nous ?
Il avait appuyé son accusation par un bras presque démantibulé, terminant sa course en direction d’une porte fermée dans son dos. Le regard haut et perdu dans un horizon qu’il voulait rassembleur, sa petite stature s’était alors figée, et on pouvait imaginer que dans ses veines coulait du marbre.
Sa dernière phrase, là encore, saisit les consciences. Pourtant, bien que la réponse alla de soi pour cette petite assemblée acquise à sa cause, personne n’osa poursuivre, d’aucuns baissant même la tête, craintifs d’être dans l’obligation d’y répondre individuellement. Et toutes les voix des ouvriers qui s’apprêtaient à prendre la parole à sa suite, seraient un ton en-dessous, par respect pour celui qui mobilisait. Et parce que finalement rien n’importait tant que la question. Y répondre c’était déjà s’égarer.
­­– Tu sais très bien que c’est pas lui…
– Si c’est pas lui, c’est qui ? Il est quand même au-dessus de nous !
– C’qu’y faut savoir, c’est si c’est lui ou pas qui décide.
– Bien sûr qu’y décide ! Mais lui, y décide en pensant à lui, c’est tout ! Pas à nous !
– Et nous, on fait quoi en faisant ça ? On prend une décision arbitraire, on fait comme lui ! On pense à nous !
– Tu veux subir ou décider toi ? Si tu subis, tu nourris pas tes gosses. C’est ça qu’tu veux ?
– Le but c’est pas de prendre sa place, nous on peut rien faire…
– Et pourtant ça existe des ouvriers qui prennent le pouvoir. On l’a déjà vu !
– Tu l’as vu toi ? Les ouvriers qui prennent le pouvoir, y sont comme ceux qui dirigent, y sont bien obligés de faire en sorte que ça marche. Et pour que ça marche, y faut encore écouter d’autres qui décident. Le pouvoir, finalement, on sait pas où il est.
– Il est là le pouvoir, vous perdez la tête ou quoi ?
Et l’homme de marbre clôtura les échanges en se démantibulant à nouveau le bras pour ramener l’attention sur la porte dont il était le gardien. Il frappa du poing la porte en répétant « il est là ! »
Et, bien que l’assemblée n’ignora pas que l’homme accusé était bâillonné, il lui semblait entendre un murmure dans la pièce attenante, un cri étouffé, un appel comme un droit de réponse.
Ignorant ce sursaut d’humanité, et sourd à toute possible alternative réconciliante, l’orateur reprit :
– Lui, il a les moyens de s’en tirer et nous, non ! c’est ça le pouvoir !, puis, après une pause, si vous voulez vous en tirer, il faut lui prendre son pouvoir.
– Mais tu sais très bien qu’on va pas s’en tirer, au contraire ! On va payer cher !
– Oui on va payer cher, mais il aura perdu ce qu’il avait ! Et d’autres comprendront, d’autres comme lui comprendront que si on a le pouvoir, y faut pas le prendre pour soi mais pour les autres !
– Et tu crois que c’qu’on fait ça va tout changer ?
– Si t’y crois pas, tu le fais pour quoi ?
– Je le fais parce qu’y a plus d’espoir. Lui, quand y décide, il a toujours de l’espoir. Et nous, quand on décide, c’est que c’est déjà trop tard. Et ça, on peut pas lui prendre ! Ça change pas, ça, tu vois. L’homme s’assit à l’extrémité de la grande table ovale, faisant face à l’orateur. C’est comme les habits qu’on portent, on pourra pas porter les siens. On sait pas marcher avec des habits comme les siens. Et même si on savait, et même si on connaissait tous les rouages de la machine qu’il dirige, on pourrait encore pas y arriver car on n’est pas comme lui. Pas comme eux. On peut pas décider sans penser à l’homme. Mais tout ça, il ne l’avait pas dit. C’était à peine s’il l’avait élaboré avec précision dans sa tête.
La voix d’un homme qui n’avait pas encore parlé se fit entendre, douce et sereine. On la sentait capable de rivaliser avec celle de l’orateur dans un tout autre registre. Et comme elle venait de l’assemblée, tout le monde se figea. Depuis quelques minutes, cet homme avait en tête une idée fixe qui bouillonnait et qui le gonflait d’assurance par sa véracité : lorsqu'un homme dirige et qu’il entame quelque chose, ce quelque chose vous rappelle sans cesse que vous êtes celui qui l’a fait naître, qui est à l’origine, et vous conforte, vous emprisonne même dans ce rôle. Alors qu’il y réfléchissait déjà depuis plusieurs minutes, il sentit que le moment était venu de délivrer son idée alors qu’il ne l’avait pas encore formulée clairement dans son esprit :
– Quand on prend le pouvoir, on choisit pas. On décide. Le pouvoir s’impose à nous. Vous voudriez réfléchir après avoir décidé ! C’est trop tard !
Le gardien de la porte ne tarda pas à rebondir et profiter du poids des mots tirés du clan de ceux qui doutent, qui ont peur :
– On va pas revenir sur ce qu’on a dit. L’heure est venue d’agir. Et si vous êtes là, c’est que vous acceptez d’être condamnés. Vous êtes responsables, donc vous serez coupables. Maintenant il faut une personne pour le faire, on peut pas le faire tous ensemble, c’est évident. Il faut un exécutant. Si personne ne se dévoue, je le ferai. J’ai pas d’enfants donc c’est peut-être plus facile pour moi.
Il laissa un moment de silence, non pas dans l’espoir d’être contredit, encore qu’il entrevit cette idée qui lui fit honte sitôt qu’il la devina, mais pour que la sentence pénètre définitivement les consciences. Et il avait imaginé bêtement que cette salle, pourtant complice de l’accusé, fasse une exception pour les mots qu’il venait de prononcer et renvoie à tous un écho. C’était même un peu drôle d’avoir osé y penser et ça le réconfortait, ça lui donnait du courage, pour la suite, de sentir en lui ce sursaut d’ironie. Et puis ce silence se fit un peu plus pesant. Sans l’écho qu’il attendait, sans le jeu avec cette salle qui lui refusait son caprice, il sentit le sol sous ses pieds, et son sang remonter le long de ses jambes d’abord, puis dans son ventre, son torse, ses bras et sa tête. Il craignit de rougir et chercha un moyen improbable de retenir la preuve d’une humanité qu’il ne devait pas afficher à cette heure. Mais quel moyen ? Qu’est-ce qui pouvait bien bloquer la manifestation du corps, et de ses composants ? Tout fonctionnait tellement bien, là, au-dedans de lui. L’oxygène, les cellules, les tissus… et ce cœur qui alimentait tout ça. Il n’y avait pas de raison valable de stopper quelque chose d’aussi parfait.
Et tout en visualisant les prochains gestes qu’il ferait, pivoter par exemple légèrement sur la gauche pour ouvrir la porte, poser la main sur la poignée de porte de la geôle qu’il gardait… il sentit le métal de cette poignée qu’il ne tenait pas encore lui transmettre un battement de cœur, le sien. Il s’accélérait déjà et il sourit en pensant que l’écho qu’il attendait se manifestait enfin, là, en lui. Il l’entendait de plus en plus fort, comme des pas sur la moquette, animal retenu dans un piège et qui tape de sa patte libre, sur le sol, tentant de se libérer autant de la matière que du son qui tambourinait dans son corps. Puis le gardien, l’orateur lut dans le regard de ses compatriotes ce qu’il cherchait précisément à cacher. Il vit qu’ils entendaient son cœur battre, et courir à l’extérieur de son corps. Et cherchant à comprendre comment cela était possible, un grand fracas de verre se fit entendre derrière la porte, et une pluie de milliers de petits éclats sonnèrent le verdict.

Seul l’homme qui était assis à l’extrémité de la grande table, de par son angle de vision, n’eut aucun besoin de faire appel à son imagination pour interpréter ce déchirement de la matière. Il vit, à travers la fenêtre, et parmi un miroitement fugace, l’homme de la pièce d’à-côté se jeter dans le vide.

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