Le bois se mêle au fer, la pierre à
la résine, la brique au bois, et un ciel perce le plafond via des fenêtres de
toit. De vieux projecteurs de cinéma et quelques lampes prêtes à chanter la
pluie dans des bâtons chuchotent aux ombres des secrets de lumière : nous
sommes à l’Atelier du Mouvement, un studio de travail. Mais pas seulement. Les
propriétaires vivent ici et en effet, quelque chose de l’ordre de l’intime flotte
dans l’air dès notre arrivée. Habituellement, il est question dans ce lieu de
danse, de bien-être ou d’expression corporelle avec le mouvement comme point
d’ancrage. Des chaises dépareillées, échappées de brocantes, de vide-greniers ou
même d’écoles de notre enfance, se tournent toutes en direction de ce vaste
plancher surélevé, comme autant de tournesols happés par les rayons chauds du
soleil. Ce matin, l'astre se prénomme Amy Fischer et elle est l’invitée d’un
Réveil Créatif(1).
Elle est parmi nous, là, dans cet
espace qui pousse à la confession, tandis que nous nous familiarisons doucement
avec quelques-unes de ses œuvres projetées au fond de la grande scène. Je ne la
vois pas encore. Je cherche ce sourire qui découpait son profil entrevu en
photo pour annoncer sa venue. Puis sa silhouette s’envole du parterre, comme
l’astre sortant de son orbite. Amy grimpe sur la scène pour nous surplomber et s’apprête
à détailler sa révolution, autrement dit, son mouvement à elle.
Elle fait rouler les années dans
l’herbe fraîche des petits matins du souvenir. Elle détaille sa naissance
d'artiste, à l’âge de treize ans, initiée par le dessin. Plus tard, au
cours de sa formation, elle portera toute son attention au nu : l’infini
paysage du nu, celui qui nous restitue à notre véritable nature ; le nu
qui dit tout de l’être qui s’est sculpté dans les mouvements de ses luttes, de
ses chutes comme de ses ascensions. Des histoires inscrites là, dans le corps
mais aussi à fleur de peau, ou flanc de ventricule.
Et justement, derrière elle apparaît l’image
d’un cœur gigantesque dessiné sur une grande feuille blanche qu’elle encadre de
ses bras ouverts à la démesure, au partage, au recueillement.
Le pouls pulse encore dans l'encre qui
a coulé et s’est répandu hors des contours bien nets du motif, révélant, dans
son échappée, le secret de nos origines : notre humaine nature et,
au-delà, cette Nature, commune aux éléments et à l’ensemble des êtres vivants.
Dans ce cœur se mêle le O d'Origine
et le E d'Élan et convoque d’autres e dans l’o : celui de l'œil, de l’œuvre ou
encore du nœud. Le nœud dans le bois : Une résistance de la matière envers
elle-même, un corps qu’il faut contourner sans interrompre le chemin de vie. Subtile
allégorie du nœud de l'existence : ce qui résiste et ce à quoi il faut
s'atteler alors qu'il y a de la dureté, sujet auquel ne cesse de se confronter Amy dans sa quête de sens. Tout est là, sous le scalpel, le
couteau à cire, ou la plume si l’encre coule dans les veines : il faut
opérer sans que ne cesse de battre le cœur.
Le cycle de la vie n’est pas
interrompu, il est ouvert et offert au grand jour. L’Invisible est là, devant
nous, et comme sur le nu de nos corps, nos histoires se lisent sur les parois
ventriculaires. « Tout le tissu cardiaque semble ainsi modelé par ces
fluctuations sentimentales(2). »
Hearts ⓒ Amy Fischer. |
Inévitablement me vient à l’esprit
les travaux récents sur le cerveau et sa plasticité. Tout particulièrement ceux d'Eric Kandel
sur la mémoire et sa découverte majeure : notre vécu s'inscrit dans les tissus
en formant de nouvelles connexions neuronales, de nouveaux réseaux, des
synapses. Notre corps se plie, se ride et se dessine perpétuellement et pas seulement à l’extérieur
de nous, mais aussi à l’intérieur, sous l'écorce. Comme le formule le neurobiologiste
Joseph Ledoux, « nous sommes nos synapses ». Nous
sommes les racines de notre cerveau. Ou encore, inspiré par la
poésie d’Amy, un arbre croît en nous. La sève, le sang et l’encre ne font
qu’un.
Amy effleure son premier succès, sa
volonté de rester près de l’être et du questionnement existentiel, des racines
qui sont les siennes et celles de ses semblables. Elle évoque certaines de ses
installations notamment celle à partir de laquelle des petites figurines de
bronze prennent leur envol et se libèrent des carcans du cadre. Et puis,
inévitablement, elle confie le moment des doutes et des questionnements de son
travail, qui finiront par se dénouer grâce à une commande, c'est-à-dire
l'obligation de répondre à quelqu'un, quand bien même les faibles contraintes laissent une grande liberté. Un moment de dépassement vers un ailleurs indéterminé qui
marquera une autre étape et dessinera un nouveau chemin de vie.
Dans son ombre, une autre
photographie attire notre regard. Un poignet sur lequel remonte en direction du
creux de la main, dessinés à l’encre, des branches de plus en plus fines, se
confondant presque avec le tissu veineux. L’expression d’une identité
organique : le négatif de notre arbre généalogique, ou les empreintes invisibles
de nos aïeux devenues visibles. L’arbre est aussi ce qui donne naissance au
papier, duquel éclos l’œuvre qui rend à son tour hommage à la nature. Et
lorsque l’encre se répand sur le papier, il ne masque pas la matière, mais
laisse apparaître ses pores. L’importance des racines, de la lignée, du cycle de la vie entre en résonnance avec l’installation Humus, de Giuseppe Licari à Rotterdam(3) : Des arbres perforent le plafond de la galerie d’art, et aux
cieux se mêlent des racines tentaculaires cherchant à s'emparer des esprits des
visiteurs, déambulant dans les couloirs d'un souterrain imaginaire. Des racines du ciel ou l’invisible rendu, là aussi,
visible.
Amy glisse ensuite quelques mots sur
un projet de land art à venir, dans les Alpes : l’encerclement de troncs
d’arbres par des sculptures figurant des bras humains. Comme une illustration, par
la matière, de la prose du poète autrichien ayant vécu non loin de là, dans le
Valais, en Suisse : « Confie le vide de tes bras aux espaces que nous
respirons(4). »
Timidement, lorsque toutes les
œuvres ont défilé une première fois sur la toile qui couvre le mur du fond,
elles refont surface avec plus de clarté, enrobées de l’aura de l’artiste. Un
lien se tisse entre les images et sa présence, et nous sommes témoins de ce qui
émerge dans son atelier, entre les matériaux qu’elle travaille et sa propre chair, sans toutefois le voir dans l’acte. Nous le devinons. Avec délicatesse, sa
parole s’espace et s’efface derrière son sourire, nous conviant au débat. Une
question touche alors l'intime, et Amy ne masque pas la houle intérieure qui secoue
alors la surface de cette immensité de sens qu’elle porte en elle, ce puits d’émotions
non refoulées source inépuisable de terre glaise. Sa pudeur lui impose une
respiration avant de pouvoir éclaircir l’interrogation du public.
D’autres questions vont suivre et
puis tout doucement, le temps du « faire » se ressert autour de nous,
et nous enjoint de nous taire pour qu’il use de son droit de nous guider vers
le prosaïque, le matériel. Il faut laisser repartir Amy. Elle nous a tendu, à
bout de bras, au creux de ses mains, une partie d’elle, à cœur ouvert. Une
offrande. Les portes de l’Atelier vont s’ouvrir à nouveau. J’ai dans le creux
de ma main cette offrande, une nouvelle lumière, et j’ouvrirai cette main un
peu plus tard, quand je ferai face à mon bureau. Elle m’aidera sûrement à
écrire quelques lignes.
(2) À lire sur http://amy-fischer.com
(3) http://www.giuseppelicari.com/humus.html
(4) La première Élégie, dans Les Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke.
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