Progressivement, et sans qu'aucun fait marquant ne soit à l'origine de cet état, j'avais remarqué que le froid me fragilisait étrangement, et qu'à cause de lui, je ne me sentais plus de chair et d'os mais de papier et de carton. Il me semblait que j'allais me figer et que j'avançais vers la mort dès qu'il sévissait, qu'il chuchotait ses aiguilles dans l'air. Lorsque le vent s'en mêlait, je craignais alors de m'envoler et de me plaquer contre un réverbère ou un trottoir sans que nul ne me remarque jusqu'à devenir un corps de la ville, là sans être là.
Alors que depuis toutes ces années je cherchais à l'affronter, à me durcir à son approche, à lui faire front en maintenant ma chair éveillée et tenace, je n'avais nullement rassemblé le peu de courage qu'il me restait pour redresser ma tête, et jeter mon regard, non sur le bitume à mes pieds — qui me faisait figurer que le chemin restant à parcourir était assez court pour que j'en revienne vivant —, mais dans mon lointain passé, pour tenter d'y saisir un sens, une racine maladive. Essayer de comprendre pourquoi, plus qu'à aucun autre, le froid me brisait intérieurement.
Bien évidemment, avant de relever la tête, il avait fallu d'abord que je me rende compte que le froid dépassait sa seule condition météorologique, et que je le redoutais anormalement. Je voyais bien, autour de moi, et tandis que je jetais un regard oblique dans les vitrines, les têtes des passants bien plus droites que la mienne, même s'ils leur arrivaient de l'incliner légitimement dans les cas de grand vent. Une fois que la chose devint évidente, ma conscience fit sonner une petite clarine qui résonna difficilement dans la brise glaciale, et j'entrepris d'ouvrir le livre de l'enfance, à l'aveugle. Je n'eus pas grand effort à fournir puisque un souvenir surgit de lui-même, comme par un curieux appel d'air de la mémoire, prêt à bondir dès que j'énoncerais le thème du froid. Thème que j'avais à peine murmuré, et non pas de ma voix et des sons même bas qu'elle pourrait produire, mais à la manière d'un mime qui ouvre grand les yeux et peine d'emblée à le dire, pressentant qu'il devra déployer de grands gestes pour se faire comprendre. Dans l'absurdité de ma sourde gesticulation qui suivit, je profitai du vide pour me placer dans la posture de l'écoute et de l'attente, et le souvenir s'engouffra et descendit le long couloir qui ne résonne jamais du temps qui passe. Il tomba à mes pieds comme un pneumatique s'éjecte, avec son petit fracas ridicule, du tuyau dans lequel il a voyagé. Et toute sa dimension symbolique se laissa deviner derrière ce seul son, sans que je n'eus besoin de faire presque aucun travail pour le déchiffrer.
Alors que depuis toutes ces années je cherchais à l'affronter, à me durcir à son approche, à lui faire front en maintenant ma chair éveillée et tenace, je n'avais nullement rassemblé le peu de courage qu'il me restait pour redresser ma tête, et jeter mon regard, non sur le bitume à mes pieds — qui me faisait figurer que le chemin restant à parcourir était assez court pour que j'en revienne vivant —, mais dans mon lointain passé, pour tenter d'y saisir un sens, une racine maladive. Essayer de comprendre pourquoi, plus qu'à aucun autre, le froid me brisait intérieurement.
Bien évidemment, avant de relever la tête, il avait fallu d'abord que je me rende compte que le froid dépassait sa seule condition météorologique, et que je le redoutais anormalement. Je voyais bien, autour de moi, et tandis que je jetais un regard oblique dans les vitrines, les têtes des passants bien plus droites que la mienne, même s'ils leur arrivaient de l'incliner légitimement dans les cas de grand vent. Une fois que la chose devint évidente, ma conscience fit sonner une petite clarine qui résonna difficilement dans la brise glaciale, et j'entrepris d'ouvrir le livre de l'enfance, à l'aveugle. Je n'eus pas grand effort à fournir puisque un souvenir surgit de lui-même, comme par un curieux appel d'air de la mémoire, prêt à bondir dès que j'énoncerais le thème du froid. Thème que j'avais à peine murmuré, et non pas de ma voix et des sons même bas qu'elle pourrait produire, mais à la manière d'un mime qui ouvre grand les yeux et peine d'emblée à le dire, pressentant qu'il devra déployer de grands gestes pour se faire comprendre. Dans l'absurdité de ma sourde gesticulation qui suivit, je profitai du vide pour me placer dans la posture de l'écoute et de l'attente, et le souvenir s'engouffra et descendit le long couloir qui ne résonne jamais du temps qui passe. Il tomba à mes pieds comme un pneumatique s'éjecte, avec son petit fracas ridicule, du tuyau dans lequel il a voyagé. Et toute sa dimension symbolique se laissa deviner derrière ce seul son, sans que je n'eus besoin de faire presque aucun travail pour le déchiffrer.
Il ne subsiste dans ma mémoire que deux images de la journée de ce souvenir, assez floues sans toutefois m'empêcher d'en reconstituer une trame. Comme une courte histoire à deux chapitres, autour desquels se coulait un récit qui n'en finirait pas de se répercuter tout au long d'une vie, de façon régulière, à la même période, tant que l'hiver suivrait l'automne, et qui se racontait en moi sans jamais se montrer. Une saison que je n'avais connue, ce jour-là, tout au plus qu'une dizaine de fois. Aussi loin que remonte ce souvenir, je ne peux toutefois guère me tromper en affirmant qu'il s'agissait d'un mercredi. Je devais me rendre à mon club de football, comme toutes les semaines, le même jour, pour l'entrainement. Ma mère était toute disposée à m'y déposer, comme d'habitude, et la neige qui recouvrait tout d'une épaisse croûte de sel immaculée, ne semblait pas constituer, pour elle, un obstacle à mon entrainement hebdomadaire.
Dans la première de ces deux images, je me vois pénétrant dans le local de notre club, petite cabane de parpaings et de contre-plaqué que faisait résonner mes crampons au milieu de cette étendue blanche. Le vide de cette boîte dans laquelle je me sentais comme un petit personnage de plomb, renvoyait l'écho de mes pas métalliques et une évidence me frappa d'emblée : avec une épaisse couche de neige de la sorte sur les terrains de jeux, il est impossible de jouer. Cette évidence, ma mère aurait dû la deviner, comme la mère de mes partenaires de jeux avaient su manifestement le prévoir.
Il était trop tard pour faire demi-tour, la voiture de ma mère étant déjà loin bien qu'elle ne pût rouler vite sur ces routes non déneigées. Et ma timidité coutumière, ne sachant que faire du caractère exceptionnel de ma présence ici, me recommanda d'attendre quelques minutes dans l'espoir que ma théorie fut fausse ou bien qu'une autre mère ignora fatalement la pratique du football et me livra dans ma petite geôle un camarade, non pas de jeu, mais de solitude. Personne ne vint. Je fouillai ma mémoire à la recherche d'une indication qui eut pu expliquer ma solitude et, de même que je fouillai les terrains du regard, aucune ombre, aucune couleur, aucune agitation ne vint apaiser mon hébétude. Il n'y avait pas d'alternative à mon départ ni de place pour moi ici, bien que l'espace m'indiqua le contraire. Je devais reprendre le chemin de la maison à pied, sans espoir d'y retrouver ma mère surprise de me voir si vite de retour, puisqu'elle était prise par quelques occupations dont j'ignorais la teneur.
La seconde image dans la chronologie des faits, cependant la première que ma fragile mémoire avait déterrée du passé comme étant le symbole même du traumatisme figé, contenait autant d'éléments perturbateurs que la première, à ceci près que ma maison remplaçait le local du club de football. Planté sur le trottoir, au pied de cette autre boîte vide, ce nid gigantesque, je ne pouvais cette fois y rentrer, faute de clés, et y faire résonner mes pas. De l'épaisse neige qui tentait de gommer la rue et ses absurdes aspérités, ne dépassait qu'une borne rectangulaire de béton dans laquelle se calfeutrait un transformateur d'énergie. Je pris le parti de m'asseoir sur cette météorite égarée, après l'avoir époussetée, et je contemplai presque sereinement mon abandon, livré au scintillement du coton givré qui nappait notre petite ville et lui intimait l'ordre de se taire, moi compris.
Cette mer de sucre immobile forçait le monde des adultes à changer leurs habitudes si bien qu'elle avait fini par être mon alliée : La preuve, je n'avais pas pu pratiquer mon sport, activité qui ne me procurait aucun plaisir. Étrangement, dans mon souvenir, le froid n'est pas présent. À l'époque, il ne devait constituer qu'une timide agression anonyme. Le blanc prenait toute la place, et la neige m'offrait un terrain de jeu sans que je ne sois toutefois disposé à en user, tant mon esprit se noyait dans son unique préoccupation : Combien de temps devrais-je encore attendre ?
Parmi les éléments de la nature qui voguent aux confins de l'indéterminé figure le blanc et le silence. Ou le blanc et le chuchotement de l'air. Ils nous invitent à les contempler et les écouter à l'infini. De même que l'immobilité derrière le paysage enneigé. Je n'ai jamais vécu ce moment de solitude comme l'amorce d'un ultime abandon qui, tôt ou tard, finirait par arriver si, dans l'ordre naturel des événements d'une vie, ma mère partait avant moi. Et pourtant, en nous quittant bien des années plus tard, le froid de ce jour-là m'est revenu comme l'ombre de son absence ; le silence de cet après-midi-là, comme son silence. Bien que je n'ai pas cru une seule seconde qu'elle soit morte ce mercredi-là, ce fut malgré tout un jour de deuil à blanc. Je me suis recroquevillé dans le froid, comme s'il était un manteau et j'ai attendu qu'elle revienne. Je n'ai plus en mémoire le moment de son retour si bien qu'elle n'est jamais véritablement revenue. La force de ces deux images tirées du passé a dévidé les écheveaux de nos vies bien pleines, dans le vide, comme si tout le reste ne comptait pas. Et lorsque je porte à nouveau ce même manteau, glacial, il ne me réchauffe plus, au contraire. Des frissons tapissent l'épiderme de mes os et poursuivent l'inlassable excavation, toujours en chantier, de cette journée.
Dès lors, derrière tous les paysages enneigés sans soleil, je vois toujours ce froid qui emplit tout l'espace, et laisse à peine quelques meurtrières invisibles dans lesquels s'engouffre le fantôme de ma mère.
Parmi les éléments de la nature qui voguent aux confins de l'indéterminé figure le blanc et le silence. Ou le blanc et le chuchotement de l'air. Ils nous invitent à les contempler et les écouter à l'infini. De même que l'immobilité derrière le paysage enneigé. Je n'ai jamais vécu ce moment de solitude comme l'amorce d'un ultime abandon qui, tôt ou tard, finirait par arriver si, dans l'ordre naturel des événements d'une vie, ma mère partait avant moi. Et pourtant, en nous quittant bien des années plus tard, le froid de ce jour-là m'est revenu comme l'ombre de son absence ; le silence de cet après-midi-là, comme son silence. Bien que je n'ai pas cru une seule seconde qu'elle soit morte ce mercredi-là, ce fut malgré tout un jour de deuil à blanc. Je me suis recroquevillé dans le froid, comme s'il était un manteau et j'ai attendu qu'elle revienne. Je n'ai plus en mémoire le moment de son retour si bien qu'elle n'est jamais véritablement revenue. La force de ces deux images tirées du passé a dévidé les écheveaux de nos vies bien pleines, dans le vide, comme si tout le reste ne comptait pas. Et lorsque je porte à nouveau ce même manteau, glacial, il ne me réchauffe plus, au contraire. Des frissons tapissent l'épiderme de mes os et poursuivent l'inlassable excavation, toujours en chantier, de cette journée.
Dès lors, derrière tous les paysages enneigés sans soleil, je vois toujours ce froid qui emplit tout l'espace, et laisse à peine quelques meurtrières invisibles dans lesquels s'engouffre le fantôme de ma mère.
Snow, 1960 ⓒ Saul Leiter. |
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