samedi 27 février 2016

Rien à faire ici

Pardon, mais je n'ai rien à faire ici. Oh, à peu près comme tous les autres patients, j'en conviens. Je ne prétends pas à plus d'injustice. Je dis juste ce que tout le monde pense et parfois exprime, au détour d'un couloir, dans un établissement de santé. Ça peut même devenir une première amorce de dialogue entre deux malades, une façon de se connaître (ou re-connaître) par une vérité crue et établie. Seulement, de le dire de cette façon, ce n'est pas la même chose que de se plaindre ou de souligner la fatalité. Si je vous dis que je n'ai rien à faire ici c'est que ce n'est pas mon chemin de vie, ce n'est pas ma place. J'ai pris la place de quelqu'un d'autre, et je demande pardon à cet inconnu qui aurait dû venir se reposer, se remettre d'un traumatisme qui aurait pu lui ouvrir les yeux et lui faire comprendre combien la vie se dérobe aisément. Pardon, mais ce message ne m'était pas destiné. Des médecins me l'ont déjà délivré, il y a longtemps, à mon adolescence. Quel dommage de n'en pas faire profiter quelqu'un d'autre, n'est-ce pas ?

Pardon, mais je n'ai rien à faire ici. D'abord, je ne savais même pas que ce lieu existait. Si au moins j'en avais entendu parlé, j'aurai pu trouver anecdotique le fait de l'explorer et de le confronter à ce que je me serais imaginé d'une manière ou d'une autre. J'aurais peut-être eu le sentiment de parcourir des coulisses, de tremper mon existence dans l'envers des choses. Ça peut devenir amusant, presque comme si un rêve prenait forme. Peut-être même que j'aurais eu, une fois, la sensation d'un moment déjà vécu. Et je me serais demandé comment la chose était possible : mon esprit se serait inventé, le temps d'un quart de seconde, une vie de patient, en aperçevant l'un d'entre eux se promener dans le parc, invention qui serait devenue réminiscence le jour où j'aurais habité les lieux.

Pardon, mais je me fiche éperdument de regarder, par ma fenêtre, tous les matins, les mêmes personnes arriver avec la même voiture que la veille, sur le même parking, pour recommencer une journée identique à celle d'hier, de même que la mienne au final. Je n'ai pas envie de les voir peiner à gravir la petite pente, affronter la pluie ou le vent quand il y en a, ou savourer timidement le soleil et la chaleur si la chance sourit au jour nouveau. Et si par hasard ils lèvent la tête et me donnent l'impression qu'ils regardent dans ma direction, je détourne la mienne. Je ne veux pas être un témoin, ni pris pour tel. Je n'ai rien à faire ici. Qu'ils aillent travailler comme tout le monde, sans que personne ne les regarde.

Pardon, vous êtes de vrais personnages de roman, pour certains, mais j'aurais préféré ne pas vous connaître. Plutôt prendre le temps de vous inventer ; ou d'entendre parler de vous ; ou de vous croiser dans un contexte où mon attention aurait été moins aiguisée, plus diffuse, plus décontracte, puisqu'ici, c'est entendu, je n'ai pas d'autres choix que de vous écouter et d'échanger avec vous. Certes je serais passé à côté de ce que vous êtes, car au travail, votre vraie nature se répand, vos défenses sont à vif, tout comme votre humeur se laisse entendre pour peu qu'un patient vous écoute et que les rôles soient inversés. C'est une chose que vous appréciez, mais je me serais bien passé de vous l'offrir.

Pardon, mais je n'ai rien à faire ici. Je vois très bien l'absurdité de ma litanie, et même, je la revendique. J'entends dans ma contestation, bien au-delà de la particularité de mon petit accident, l'écho des auteurs que je lis et affectionne : Kafka, Dostoïeski et Nietzsche. Pour ne citer que ce dernier : « Le bien suprême, il t'est absolument inaccessible ; c'est de ne pas être né, de n'être rien. »* Rien à faire ici, ni rien à faire là non plus, à bien y réfléchir. J'ai quand même bien raison de vouloir être ailleurs, en somme. Et je suis certain que de temps en temps vous voudriez bien ne pas être là où vous êtes, quand quelque chose vous dépasse.

*Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, (1872).

Clinique du Cabirol ⓒ Aude Espagno.

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