mercredi 24 juin 2015

Aller en soi

Rainer Maria Rilke, extrait de Lettres à un jeune poète, paru en 1903.

« Paris, le 17 février 1903. Cher Monsieur,

Votre lettre m'est parvenue il y a quelques jours seulement. Je tiens à vous remercier pour la grande et l'aimable confiance dont elle témoigne. Je puis à peine faire davantage. Je ne peux examiner la manière de vos vers, car toute intention critique m'est bien trop étrangère. Rien n'est plus superficiel, pour aborder une œuvre d'art, que des propos critiques : il en résulte toujours quelques malentendus plus ou moins heureux. Jamais les choses ne sont saisissables et concevables autant qu'on voudrait, le plus souvent, nous le faire croire ; la plupart des événements sont indicibles, se produisent au sein d'un espace où n'a jamais pénétré le moindre mot ; et plus inexprimables que tout sont les œuvres d'art, existences fort secrètes dont la vie, comparée à la nôtre qui passe, dure. (...)
Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n'existe qu'un seul moyen : plongez en vous-même, recherchez la raison qui vous enjoint d'écrire ; examinez si cette raison étend ses racines jusqu'aux plus extrêmes profondeurs de votre cœur ; répondez franchement à la question de savoir si vous seriez condamné à mourir au cas où il vous serait refusé d'écrire. Avant toute chose, demandez-vous, à l'heure la plus tranquille de votre nuit : est-il nécessaire que j'écrive ? Creusez en vous-même en quête d'une réponse profonde. Et si elle devait être positive, si vous étiez fondé à répondre à cette question grave par un puissant et simple « je ne peux pas faire autrement », construisez alors votre existence en fonction de cette nécessité ; jusque dans ses moindres instants les plus insignifiants,  votre vie doit être le signe et le témoin de cette impulsion. Rapprochez-vous alors de la nature. Cherchez à dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous éprouvez, ce qui est pour vous objet d'amour ou de perte. N'écrivez pas d'histoire d'amour, évitez dans un premier temps ces formes trop courantes et trop banales : elles sont ce qu'il y a de plus difficile, car donner quelque chose d'original, tandis que se presse en masse toute la tradition des œuvres réussies et dont une part est brillante, requiert une grande force déjà mûrie. Fuyez donc les thèmes généraux pour ceux que vous offre votre propre vie quotidienne ; décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous traversent l'esprit et la croyance à une beauté quelle qu'elle soit — décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse, et, pour vous exprimer, ayez recours aux choses qui vous entourent, aux images de vos rêves et aux objets de vos souvenirs. Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l'accusez pas ; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n'êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. Pour celui qui crée, il n'y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent, indifférent. Et quand bien même vous seriez dans une prison dont les murs ne laisseraient rien percevoir à vos sens des bruits du monde, n'auriez-vous pas alors toujours à votre disposition votre enfance, sa richesse royale et précieuse, ce trésor des souvenirs ? Portez là votre attention. Cherchez à éveiller les sensations englouties de ce lointain passé ; votre personnalité en sera confortée, votre solitude en sera élargie pour devenir cette demeure à peine visible loin de laquelle passera le vacarme des autres.
Et lorsque de ce retour à son intériorité, lorsque de cette immersion dans son propre monde surgissent des vers, vous ne songerez pas à interroger quelqu'un pour savoir si ce sont de bons vers. Vous ne tenterez pas non plus d'intéresser des revues à ces travaux, car vous verrez en eux ce qui vous appartient naturellement et vous est cher : une part comme une expression de votre vie. Une œuvre d'art est bonne qui surgit de la nécessité. C'est dans la modalité de son origine que réside le verdict qui la sanctionne: il n'y en a pas d'autre.
Voilà pourquoi, cher Monsieur, je ne saurais vous donner d'autre conseil que celui-ci : aller en soi, soumettre à examen les profondeurs d'où surgit votre vie ; c'est à sa source que vous trouverez la réponse à la question de savoir si la création est pour vous une nécessité. Acceptez cette réponse comme elle s'exprimera, sans chercher à démêler davantage. Peut-être apparaîtra-t-il que vous avez vocation à être artiste. Assumez alors ce destin, et supportez-en la charge et la grandeur sans vous demander chaque fois quel bénéfice pourrait vous échoir de l'extérieur. Car celui qui crée doit être son propre univers, et trouver tout ce qu'il cherche en lui et dans la nature à laquelle il s'est lié. »

Rainer Maria Rilke.

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