lundi 19 janvier 2015

Pas de scandale

Pas de scandale de Benoît Jacquot (1999)

Opposer à la dictature de la morale, l'anarchie bienveillante des ressentis, jusqu'à son propre étonnement, lui-même composant de la libération de ses émotions. Et vivre dans l'ouverture extatique permanente. Voilà un beau programme ! C'est celui de Grégoire, dirigeant d'entreprise accusé de malversations financières.
De la prison à son luxueux appartement du seizième arrondissement de Paris, il y a certainement autant d'écart qu'entre l'enfer et le paradis. Grégoire s'apprête à faire le saut et sa rédemption est proche. Sauf qu'elle ne correspond pas tout à fait à ce que son entourage en attend. Il voudrait qu'il reprenne sa place, avec dignité et fermeté. Grégoire reconnaît sa culpabilité mais pas sa responsabilité. Pas question d'endosser ce que tout le monde doit porter et voir en face. Trop de choses à dire mais comment les dire sans qu'elles ne soient pas prises de travers. Le mieux est de prendre son temps. De garder le silence. De ne pas se couper de la véracité de son être par l'obligation, la contrainte des attentes médiatiques.
Le scandale a eu lieu, c'est fait ! Il y a moyen de l'étouffer, de le rendre plus lisse. Mais au prix du mensonge, c'est-à-dire au prix même de ce qui a rendu Grégoire coupable. Pourquoi recommencer ? Et surtout, pourquoi ne pas être soi-même, pour de bon, et briser la spirale. Le vrai scandale est là. Grégoire le choisit cette fois délibérément parce que ce scandale-là est juste.
Le temps de son enfermement, Grégoire quitte un monde qu'il retrouve à l'identique : ne pas faire de vagues, dire ce que les autres attendent que vous disiez parce que le jugement de l'autre nous effraie, nous paralyse. Se taire, conserver les verrous de la bienséance qui envenime les rapports humains. Ne pas renverser les codes, les protocoles pour y dénicher les petites poussières qui font rire. Plus les sphères dans lesquelles nous naviguons sont hautes et pressurisées, plus l'enjeu est lourd, plus la parole est verrouillée, éloignée de l'être.
De retour de prison, il y a en apparence deux alternatives, deux excès possibles : plus de fautes jusqu'à la violence, la folie ou la droite conduite jusqu'à l'hypocrisie, aux petites duperies. Grégoire ouvre une troisième alternative : celle qui mène à la vérité de l'être, la seule vérité qu'il a lui-même éprouvée en prison. Et elle ne prend son essor que dans l'instant, débarrassée du passé et de l'avenir, car tout ce qui s'accroche sans cette légitime véracité ne dure qu'un temps.
Plus tard, il retrouve un compagnon de cellules, plus jeune que lui. Deux personnes qui reviennent de prison peuvent se comprendre sauf que Grégoire, lui, revient de plus loin encore. Dans son luxueux appartement, il recherche désormais la simplicité de sa geôle, pour ne pas s'éloigner de lui-même.
Débarrassé du soi empoisonné par le carcan de la société, il est désormais possible de se libérer de ses anciennes peurs, puisqu'elles ne sont pas les siennes si notre être n'est pas le nôtre. Grégoire s'essaie à reprendre l'ascenseur, ignorant sa claustrophobie passée, alors qu'il raccompagne la coiffeuse de sa femme, Stéphanie, et s'ouvre à cette peur nouvelle qui n'a plus de sens, plus de justifications. Et puis Stéphanie, elle aussi, est bien plus qu'une coiffeuse, car Grégoire sait que tout le monde a en lui cette petite clarté étouffée, que chacun tente d'allumer en plein jour. C'est bien ridicule d'allumer cette petite clarté en plein jour, pourtant il n'y a rien d'autre qu'elle, nous sommes cette petite clarté et si personne ne la voit, personne ne peut nous comprendre.

« Si vous commencez à regarder les gens, vous êtes cuit, vous êtes fichu. Parce que vous allez être bouleversé pratiquement à chaque fois. Et vous allez perdre tout jugement, vous allez quitter même les rivages fleuris et bien ordonnés, les jardins à la française de la morale. Vous allez quitter tout ça et vous allez entrer dans un abîme de perplexité. »* Grégoire veut se noyer dans cet abîme-là. Il ne regarde pas seulement les gens. Il regarde tout de la même manière. Tout est nouveau dès lors qu'il se dépouille de toute la fastueuse et goudronnée apparence de son rang. Il ne signifie plus rien, ce rang, du fait qu'il a côtoyé l'ordinaire des gens coupables. Et tout le monde peut l'être un jour ou l'autre. Et puis il est absurde de considérer et conserver un rang qui ne le protège pas, le rend coupable à double titre : par une faute et l'ignorance de cette faute. Alors, autant devenir tout le monde, un anonyme, et tout est possible.

Lorsque quelqu'un brise les codes, qu'il a trouvé la voie de son salut, il tente les autres qui cherchent encore l'issue de leur impasse. Le charme que lui trouve Stéphanie est là. Devenir soi nous libère de notre âge, tout est neuf dans notre regard et nous perdons notre ancrage fantomatique et sclérosé. Sortir de la prison pour rentrer dans une autre, que tout le monde admet sans reconnaître son mal ? Pure folie ! Et puis ça n'a aucun sens.
Il en va de même dans la famille : elle nous ligote par ses convenances et puis elle aussi contient des rangs. Lorsque son frère, Louis, lui demande ce qu'il fait de sa famille, des proches, Grégoire lui oppose les lointains, source d'éclat. Christian Bobin écrit dans La grande vie : « Je vais chercher là-bas de quoi éclairer ici. C'est ce qu'on appelle "poésie", n'est-ce pas ? »

*Propos de Christian Bobin dans « Les Racines du ciel », émission du 07 septembre 2014.


« Grégoire », Fabrice Luchini et « Stéphanie », Vahina Giocante.

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