mercredi 2 juillet 2014

L'amertume du thé*

Arrivé à la gare centrale, les senteurs du marché de son enfance flottaient dans l'air chaud et moite du petit matin. Il n'y avait aucune raison pour que l'image de sa mère refasse surface à ce moment précis, pourtant elle se tenait là, dans sa mémoire. Jeune, il chapardait sans cesse dans les rues, comme ses camarades, et les remontrances perpétuelles de sa mère résonnaient déjà dans le hall de gare qu'il traversait maintenant, tandis que la fatigue, la pesanteur des souvenirs, et la peur de ses émotions lui faisaient battre le sang dans les tempes.
Dès qu'il posa le pied sur le perron devant la gare, il leva la tête et aperçut le champ de thé, là-haut, sur la petite colline, tout juste échappé des perles de nuages qui demeuraient là, comme tiré d'un conte de sorcellerie avec lequel il avait rendez-vous. Il prit d'emblée la direction du champ, et se reconnut dans le visage espiègle de ce jeune voleur qu'il surprit en train de rôder près de ce couple d'européens égaré dans cette contrée qui ne semblait trouver sa raison d'être que dans la tête de Sajit.
À mesure qu'il avançait, le champ de thé en point de mire, celui-ci rapetissait, grignoté par les toits des maisons puis des cahutes, tandis qu'à l'inverse l'écoulement de la source qui jouxtait la maison de son enfance, lui parvenait distinctement.
Tout était à l'identique et pourtant il ne reconnaissait rien, comme si une chiromancienne lui faisait voir ce qu'elle lui prédisait en superposition du passé qui était le sien. Passé et avenir se déroulait sur le petit sentier de son enfance, et ses pas ralentissaient le mouvement à mesure qu'il desserrait l'étau de sa conscience. Sa mère avait maintenant déserté son esprit, et sans savoir pourquoi, peut-être à cause du long voyage qu'il venait de faire, ou encore était-ce dû au chemin qu'il avait entrepris depuis son jeune âge, la personne qu'il était devenue, les gens qu'il côtoyait dans le cadre de son travail... l'image d'un sultan marchant en direction d'un palais respirait là, derrière ses tempes dans lesquelles battait un sang maintenant apaisé. Allait-il reconnaître des visages familiers ? Allait-il seulement se reconnaître lui ? Avait-il habité ici ?
Le champ de thé était désormais à une vingtaine de pas d'éléphant. La petite cabane dans laquelle il se réfugiait lorsque son père explosait de colère avait disparu. À la place, une annexe du grand bâtiment de stockage des ballots de thé avait pris racine, et ses murs faisaient barrage au chant paisible de la petite source. L'atmosphère de la plantation était plus austère. Alors qu'il stoppa sa marche, cherchant un nouveau rythme, une nouvelle façon de respirer dans ce lieu qu'il redécouvrait, une femme de petite taille, recroquevillée sur elle comme un théier ployant sous le poids des tempêtes obstinées, fit quelques pas entre les grandes portes du bâtiment de stockage. Sajit cessa de respirer et il eut le sentiment, avant qu'il ne finisse par deviner que cette petite femme était sa tante, que son sang et la source qu'il entendait à nouveau ne faisait qu'un. Puis l'amertume des feuilles de thé qu'il mâchonnait et s'amusait à coller à son palais revint à sa mémoire et lui intima l'ordre d'ouvrir les bras et de faire un pas de plus tandis qu'un sourire éclairait son visage.

*Atelier d'écriture. Lieu : un champ de thé au Népal. Thème : retrouvailles. Mots imposés : sorcellerie, marché, voleur, palais, source et sang.

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