vendredi 11 juillet 2014

La Vérité

La Vérité de Henri-Georges Clouzot (1960)

Ce que les autres savent de nous n'est qu'une petite parcelle de vérité, à l'image de ce morceau de miroir dans lequel Dominique se regarde avant d'entrer aux assises. Quand bien même nous voudrions tout dire et tout montrer, comme Dominique, nous serions confrontés aux mailles étroites de la rhétorique. Mais pas seulement. Il faut toujours user d'un moyen pour la dire cette vérité, que ce soit la parole, les émotions ou un morceau de miroir. Nous ne délivrons toujours que le reflet de notre vérité. Transmettre c'est déjà morceler, fragmenter, défigurer. Et quand la peine, la douleur donnent la force de frôler la justesse, il faut encore que l'accueil, l'écoute soient justes. Comment une jeune femme peut-elle espérer être comprise par des jurés qui pourraient être ses parents ? Ceux-là même qui lui donnaient l'envie de fuir et de transgresser la morale bourgeoise. Ceux-là même qui sont à la source du drame.
L'avocat de Dominique le sait : « Aux assises, il n'y a qu'une vérité. » Tout est joué d'avance. L'institution judiciaire a sa rhétorique : propre, cadrée, implacable. Et si le tribunal cherche la vérité dans les faits, toujours il la trouve car sa rhétorique même l'enfante. Cependant, la vérité nue, la vérité de l'être n'est pas dans les faits mais dans l'enchaînement des faits, dans les interstices du signifiant, dans le silence derrière la lumière. Et comme deux calques, il faut faire se superposer les focales de l'institution et de Dominique, pour espérer la comprendre. C'est le travail de l'avocat. Le travail de l'avocat général tend au contraire à les distendre. Lorsque Sartre parle du roman d'Albert Camus, L'Étranger, il emploiera le mot de « décalage ». Nous y sommes.
Gilbert et Dominique, bien qu'ils aient été amants, n'ont rien en commun : Bach face à Brando ; la musique orchestrale face au cha-cha ; le travail, l'acharnement face à la légèreté, l'insouciance, l'amusement. Lui dirige, sa musique. Elle, se laisse porter, devient la musique. L'enfermement face à la liberté (à l'issue du drame, c'est la liberté qui sera enfermée). Et puis Dominique Marceau est en décalage avec son époque. En refusant les principes rigides de ses parents, en cherchant à vivre ses désirs, elle sort du cadre pour trouver le sien propre. Et son cadre est à l'avant-garde, comme ses lectures : Les Mandarins de Simone de Beauvoir. Comme Meursault pour sa mère dans le roman d'Albert Camus, elle ne pleure pas non plus la mort de son père. Même si ce n'est pas précisément ce que lui reproche le tribunal, il pointe son manque de cœur qui lui aurait permis de préméditer son acte, d'agir froidement et de simuler tout remord.
L'enjeu est là : signifier ce décalage à l'image. Le plan le plus flagrant à cet égard, n'est autre que celui qui montrera le crime dans sa plus froide réalité : au moment des coups de feu, toute la perdition de Dominique est dans ce cadrage incertain, tremblant et fulgurant. Un plan serré sur son visage dans lequel ses paupières au maquillage noyé de larmes sursautent à chaque coup de feu assourdissant. Un moment de vérité nue, qui vient clore les réminiscences, les trajectoires fébriles du 'dire', les recompositions factices orchestrées et imposées par la justice.

Albert Camus écrit : « En ce sens, il [Meursault] est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c'est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l'on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. Mentir ce n'est pas seulement dire ce qui n'est pas. C'est aussi, c'est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu'on ne sent. C'est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu'il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. (...)
Meursault pour moi n'est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d'ombres. Loin qu'il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l'anime, la passion de l'absolu et de la vérité. Il s'agit d'une vérité encore négative, la vérité d'être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible.
On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L'Étranger l'histoire d'un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. »*

Amoureuse du soleil, Dominique Marceau dansait jusqu'à ce que son malheur la conduise à commettre l'irréparable. Et puisqu'il est impossible de se faire comprendre, et que ce petit morceau de miroir ne reflètera jamais qu'une portion de sa vérité, elle le brisera en silence, et se tranchera les veines. Alors que quelques quelques gouttes de sang de son poignet irradient déjà son drap, sa vérité aussi aura peut-être la chance de traverser son linceul.

*Préface à l'édition américaine de L'Étranger. [08 janvier 1955]
Brigitte Bardot, « Dominique Marceau ».

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