mercredi 21 mai 2014

La sublimation de l'acte d'amour

Gabriel García Márquez, « Cent Ans de solitude », paru en 1967.

Pages 373-374, Éditions du Seuil.

« Aureliano sourit, la prit à deux mains par la taille, la souleva comme un pot de bégonias et la fit tomber à la renverse sur le lit. D'une secousse brutale, il la dépouilla de son peignoir de bain avant qu'elle n'eût eu le temps de l'en empêcher, et se pencha sur l'abîme d'une nudité fraîchement lavée dont il n'était pas une nuance de peau, pas une moirure de duvets, pas un grain de beauté dissimulé qu'il n'eût imaginés dans les ténèbres d'autres chambres. Amaranta Ursula se défendait avec sincérité, usant de ruses de femelle experte, embelettant davantage son fuyant et flexible et parfumé corps de belette, tout en essayant de lui couper les reins avec les genoux et de lui scorpionner la figure avec les ongles, mais ni lui ni elle ne laissaient échapper un soupir qu'on ne pût confondre avec la respiration de quelqu'un qui eût contemplé le frugal crépuscule d'avril par la fenêtre ouverte. C'était un combat féroce, une lutte à mort qui paraissait pourtant dénuée de toute violence, parce qu'elle était faite d'attaques contorsionnées et de dérobades décomposées, ralenties, cauteleuses, solennelles, de sorte qu'entre les unes et les autres les pétunias avaient le temps de refleurir et Gaston celui d'oublier ses rêves d'aéronautique dans la chambre voisine, comme s'il se fût agi de deux amants ennemis essayant de se réconcilier au fond d'un aquarium diaphane. Dans le grondement de ce corps à corps acharné et plein de cérémonie, Amaranta Ursula comprit que tout le soin qu'elle mettait à garder le silence était tellement absurde qu'il aurait pu éveiller les soupçons de son mari, à côté, bien plus que le vacarme guerrier qu'ils essayaient d'éviter. Alors elle se mit à rire les lèvres serrées, sans renoncer à la lutte, mais se défendant par de feintes morsures et en débelettant peu à peu son corps, jusqu'à ce qu'ensemble ils eussent conscience d'être tout à la fois adversaires et complices, et cette mêlée dégénéra en ébats conventionnels, et les attaques se firent caresses. Brusquement, presque en jouant, comme une espièglerie de plus, Amaranta Ursula négligea de se défendre et, lorsqu'elle voulut réagir, effrayée par ce qu'elle-même avait rendu possible, il était déjà trop tard. Un choc énorme l'immobilisa en son centre de gravité, l'ensemença sur place, et sa volonté défensive fut réduite à rien par l'irrésistible appétit de connaître quels étaient ces sifflements orangés et ces sphères invisibles qui l'attendaient de l'autre côté de la mort. À peine eut-elle le temps de tendre la main, de chercher à tâtons la serviette de toilette et de se la mettre entre les dents comme un bâillon, pour empêcher que ne sortissent les petits miaulements de chatte qui étaient déjà en train de lui déchirer les entrailles. »

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