mercredi 1 octobre 2014

La chute

Il y a des nuits, pareil à des tombes, qui vous couvrent d’un drap noir et vous ensevelissent jusqu’à vous priver d’oxygène. Des nuits comme celles-là, il y en a peu en une vie. Une ou deux, pas plus.
Logé dans l’ultime cavité de cette nuit gigogne, le train d’atterrissage arrière d’un avion, Oumar peinait à recomposer son souffle, éclaté sur le tarmac de l’aéroport de Dakar après sa course désespérée, l’escalade du pneu et de la jambe du train, puis l’infiltration dans la trappe. Une observation minutieuse de l’espace offert, à l’aide de sa lampe de poche, lui avait permis de distinguer un coin qui, semblait-il, le protègerait du repli du train d'atterrissage lors de l’envol. Assis sur une traverse métallique, et juste avant d’éteindre sa lampe de poche, il avait aperçu l’extrémité de son index droit, sortant de son gant. Lors de l’ascension de la jambe du train, son gant s’était accroché à une pointe métallique qui l’avait déchiré. Il n’avait rien remarqué sur le moment puisque rien ne comptait autant que de se mettre l’abri. Plongé dans la totale obscurité du ventre de l’appareil, il attendait le départ et revoyait ce petit îlot de chair mis à nu au centre d’un léger halo de lumière tremblotant.

Il n’y avait plus rien à faire. Juste à prier. Et se laisser porter, dériver dans les airs. Dans le creux de ce nid de câbles et de vérins, résonnait le fracas de l’empilement des bagages. Il s’apprêtait à côtoyer quelques heures des vies enfermées dans des valises et empilées les unes sur les autres. Les passagers voyageraient avec des petites parcelles de leur histoire décomposée en différents objets qui s’encastraient à merveille, tandis que lui voyagerait avec toute son histoire, inscrite dans son corps. 
Malgré la fraîcheur que l’antre de l’avion avait conservé du précédent vol, Oumar suffoquait sous ses couches de vêtements destinées à le protéger du ciel givrant. Il sortit de ses poches les boules de coton, cracha dessus et les fit rouler entre ses doigts afin de les rendre plus compacts. Alors qu’il s’apprêtait à enfoncer la deuxième boule dans son oreille, l’appareil fit un bond en arrière qui le déstabilisa. Il se raccrocha in extremis au plafond bas, évita la chute mais la boule de coton lui échappa des mains.
À peine l’idée que tout se déroulait comme il l’avait imaginé émergea dans son esprit, que quelque chose se dérobait et le mettait en garde. Maintenant qu’il avait perdu cette boule, il sut que tout n’était pas joué tant qu’il ne toucherait pas le sol de Paris. Si une oreille devait rester en alerte c’est qu’une partie de lui, de son esprit, devait écouter. Personne ne se coupe des chuchotements de Dieu comme ça, avec deux modestes boules de coton : si Dieu a quelque chose à nous dire, il faut l’entendre. Il alluma sa lampe de poche pour tenter de retrouver cette boule, mais la batterie jetait péniblement quelques filaments de lumière moribonds dans le roulis de l’appareil qui se déplaçait sur le tarmac. L’entreprise devenait périlleuse, Oumar abandonna et reprit ses prières. Il en avait suffisamment à convoquer pour supporter les défis que pourraient lancer des milliers de voyage comme celui-là. Et plus encore. Tant qu’il y aurait des défis, il y aurait des prières.

Puis un tonnerre émergea de l’avion, comme si ce dernier reproduisait, dans un crachat continu, le son des flammes desquelles il était sorti rutilant, encore vierge de tout voyage. Oumar enfonça le coton dans son oreille gauche, puis pressa l’oreille droite en délivrant, à haute voix, ses incantations adressées au divin, lorsqu’il comprit qu’il devait à tout prix se cramponner. À peine avait-il posé ses mains contre la paroi qu’il y fut projeté par une poussée subite. Au crachat de feu vint s’ajouter le déchirement du bitume tandis que le monstre d’acier essayait de s’en extraire. Le bruit s’amplifia par paliers et bien qu’Oumar hurlait ses suppliques, il ne s’entendait pas. Puis, au bout de quelques secondes, l’avion se cabra et le déchirement du bitume cessa complètement. Oumar fut subitement bercé par une impression de légèreté qu’il pensait incapable de ressentir dans une si grosse machine.
À quelques centimètres de son pied droit, le sol se déplia, aspirant la boule de coton perdue, pressée d’échapper à l’enfer. La trappe s’ouvrit au-dessus de l’océan mouvant dans lequel la lune se noyait. Le train se replia à l’intérieur, pour lui offrir un nouveau point d’appui sur son flanc droit. Il sentit la chaleur des pneus. Combien de temps allait-elle durer ? Pouvait-elle retarder la vague de froid qu’il redoutait ? Cette chaleur avait une odeur : elle sentait la gomme brûlée. Oumar revit son père, debout sur des palettes, dans la cour de son usine, haranguant comme un chef ses compatriotes. Il se souvint de cette odeur âcre et insupportable des pneus qui brûlaient devant la grille.

Si toutes les nuits sont aussi silencieuses, c’est qu’elles réservent un espace dans lequel résonnera le fracas de la grande nuit, celle qui sera témoin de ce voyage aux confins d’une destinée morcelée. Ce fracas peut être intérieur et silencieux. Mais pour Oumar, il était à la fois intérieur et bruyant.
Après le déchirement du bitume, vint celui du ciel. Chaque infime morceau métallique qui composait ce gigantesque oiseau émettait un cri strident, et témoignait par-là de l’effort qu’il déployait pour fendre l’air et oublier son poids. Dans ce déchirement du ciel, Oumar pensait qu’il lui suffisait d’y glisser ses prières pour rendre sa peur moins assourdissante. La tâche s’avérait aisée : habituellement, toutes les prières se logent ici, dans le ciel. Puisqu’il y était, elles pouvaient désormais faire l’économie du voyage depuis la terre et ainsi se concentrer sur leur mission.
Mais le froid ne tarda pas à se manifester, d’abord via la traverse métallique sur laquelle il était assis puis en glaçant les semelles de ses chaussures. Dans cette interminable ouverture du ciel suivie de près du nez de l'appareil, les cristaux de glace s’y infiltraient et commençaient déjà à geler les prières. Il lui était de plus en plus difficile de les formuler comme si la raideur de sa mâchoire lui empêchait de se les prononcer même mentalement.

Soudain, le sol s’ouvrit une seconde fois, le train se déplia et il sut qu’il était devenu cette boule de coton. Cette fois, le ciel était blanc comme la neige qu’il espérait voir à Paris. Il tenta de se retenir à un vérin afin de résister à l’aspiration, mais il sentit son poignet entravé, rivé à son corps, et ne put éviter la chute. Le souffle infernal des moteurs de l’avion diminua, se fondit dans le blanc. La peur se dissipa et laissa place au silence, à la plénitude. Pourtant, au-dessus de lui, l’appareil ne disparut pas complètement. Il semblait malgré tout rapetisser, comme si sa chute s’était figée sans qu’il ne perde l’impression de tomber en continu.
– Excusez-moi Monsieur, nous amorçons notre descente, veuillez attacher votre ceinture s’il vous plaît !
Dans cette nébuleuse immensité de vapeur d’eau, quelqu’un tira sur son poignet. Oumar ouvrit les yeux, et vit l’hôtesse de l’air penchée au-dessus du policier, à sa gauche. Celui-ci attachait sa ceinture et tirait involontairement sur le poignet gauche d’Oumar, prisonnier des menottes qui les reliaient.

En se réveillant, il sentit le froid de son rêve l’envelopper. Il se frotta le bras gauche à l’aide de sa main libre, puis tourna la tête en direction de la fenêtre. Le second policier retirait la cire de ses oreilles et se penchait maintenant au-dessus du hublot. Il lui masquait son pays, sa terre natale : le Sénégal. Sans le voir, Oumar le sentit tout entier remonter en lui, irradier son corps de cette lumière sombre qui annonce la fin d’une aventure inachevée.

ⓒ Garry Winogrand.

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