lundi 4 août 2014

Écrire et vivre*

J’arpente le magasin depuis presque trente minutes. Je crois que le vigile a repéré mes allées et venues. Il lit sur mon visage la peur et tout naturellement se persuade que je vais commettre un vol. Son regard n’est pas pour me réconforter dans l’épreuve qui m’attend et que je tarde à relever plus je me convaincs d’être prête. Cette épreuve, c’est une idée de la psychothérapeute.
« Le défi », comme elle l’appelle. Après des mois de travail, me voilà prête à passer à l’acte. Et son idée de romancer le défi me griserait, si je n’avais pas à lutter contre ce filet d’angoisse qui me saisit à l’idée d’être prisonnière de l’ascenseur quelques secondes.
Elle a raison : si je médiatise ma peur, si j’en fais une œuvre d’art, si j’écris au moment où je vis, je vais éloigner ma peur et me concentrer sur la création. Il n’empêche que mon corps cherche un moyen de se dérober, il m’envoie des signaux, passe du froid au chaud et inversement, tremble, bouillonne, compresse mes entrailles, se dissout puis se recompose miraculeusement. Elle m’avait prévenue : j’allais inévitablement revivre le drame, et ne souhaitait pas que j’attaque par l’ascenseur qui m’avait sauvée d’une probable mort. J’ai insisté. Je me suis dit que celui-ci ou un autre, c’était la même chose. Et je sentais, après tout ce temps, que l’heure était venue.

« Les réseaux de l’inconscient sont comme une enfilade de lacs insondables. Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’elle finirait par être effrayée par quelque chose qui l’avait protégée, sauvée de la folie d’un homme. 
De là où elle se tenait, depuis son poste d’observation, au rayon des lunettes de soleil, elle ne pouvait voir la grosse bouche d’acier. Seulement deux ou trois clients en attente de se faire avaler. Son reflet, que lui renvoyaient certaines lunettes, n’était pas suffisamment net pour y déchiffrer les rides de son propre fantôme. Celui qu’elle voulait voir disparaître un jour. »

La décision remonte à mercredi dernier, date de notre dernier rendez-vous. Le lendemain, j’ai appris que Paul Auster venait faire une lecture de son dernier roman, à deux pas d’ici. Celui que je tiens maintenant dans mon sac. Il me donne du courage. J’ai tissé mon propre réseau : le livre de Paul Auster, l’écriture, et les mots que je convoque, pour avoir des armes face aux réseaux de l’inconscient. 
Ce que je n’avais pas prévu c’était la méfiance du vigile : ma main gauche enfouie dans le sac est pour lui, là encore, une attitude suspecte. Ça m’amuse presque de penser qu’il puisse lire en moi des versions d’inhumanité, à l’identique de celui qui m’avait précipité dans ce drame. Je crois que ce serait plus facile d’interpréter, de jouer le monstre de la tuerie que mon propre rôle : une femme qui fuit, qui a peur.
Ce n’est pas seulement le roman de Paul Auster que je tiens là. C’est l’écriture toute entière. Celle qui peut me sauver. Un livre comme un radeau. Je n’y avais pas pensé mais tout naturellement, pour le docteur, ça avait été une évidence. Raconter le drame, c’était extraire la tumeur des événements implacables inscrits en soi, tout en y prenant une certaine satisfaction étourdissante. Plus encore qu’une revanche. Une refondation.

« Aussitôt, lorsqu’elle avait appris qu’il venait, elle avait tout organisé. Le défi serait suivi de sa récompense : la lecture et la dédicace de Paul Auster. Un écrivain motiverait sa précipitation, son engagement dans sa rémission. Elle n’en avait pas parlé à sa psychothérapeute parce qu’elle avait eu peur qu’elle lui dise que l’idée n’était pas bonne. Qu’il fallait le faire sans récompense. Mais puisqu’elle-même était capable de savoir qu’il fallait le faire sans récompense, cette dernière perdrait de son caractère parasitaire. Malgré tout, ça la rassurait de la conserver. »

Lorsque le jeune couple disparaîtra de mon champ de vision, je me lancerai. J’adresse un sourire à la fois au vigile et à mon reflet dans l’espoir de chasser le fantôme qui me fait face, de puiser l’apaisement dans la plante de mes pieds, comme si j’étais un arbre centenaire qu’il fallait déraciner en douceur. 
Un homme passe devant le vigile et m’empêche de voir sa réaction au sourire pacifique que je lui ai lancé. Paul Auster, lui-même. Le regard du vigile, focalisé sur moi, n’a pas décillé, comme si Paul Auster aussi était un fantôme. Et moi j’ai oublié le vigile. L’écrivain s’immisce dans mon défi, précipite ma récompense dans le travail psychanalytique. Que fait-il ici ? Vient-il faire une dédicace dans le magasin ? Vient-il rendre un hommage aux disparus ? Enquête-t-il sur le drame ? A-t-il renversé son café à l’hôtel et cherche-t-il une chemise neuve pour la lecture ?
Tout est figé dans l’interrogation, seul Paul Auster marche. En direction de l’ascenseur. Je ne sais plus si je tremble à cause de Paul Auster ou de ce que je m’apprête à revivre. Je ne sais plus ce que je dois faire, ni pourquoi le faire. Je marche machinalement en direction de Paul Auster, en direction de l’ascenseur et pour se faire, je me rapproche du vigile avant de bifurquer. Je le vois qui chuchote quelques mots à son oreillette en masquant ses lèvres d’une main, mais je n’y accorde pas plus d’importance. Devant moi l’écrivain lance une main dans ses cheveux face à son reflet dépoli que lui renvoie l’ascenseur. À droite de son reflet, le mien. Pas celui de mon fantôme. 

« La grande bouche métallique les attendait. Prêts à disparaître. Et puis une évidence sonna, idéalement synchrone avec la clarine de l’ascenseur qui afficha un ‘zéro’. Elle interpella l’écrivain avec une petite formule de politesse, il se retourna. Elle lui tendit le livre avec sa demande de dédicace au moment précis où les portes s’ouvrirent. L’homme issu d’un autre continent, lui adressa un sourire. Sans le savoir, il allait relever un défi qu’il ignorait. Pire, il allait frôler la mort, si le meurtrier recommençait à tirer. Ils allaient frôler la mort ensemble. Il entra le premier. Puis elle, et les portes se refermèrent… »

*Concours de nouvelles. Thème : Elle entre dans l'ascenseur et les portes se referment...

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