vendredi 16 décembre 2016

Il faut trop de temps pour écrire

Extrait de La Vagabonde de Colette, paru en 1910.

« Écrire ! pouvoir écrire ! cela signifie la longue rêverie devant la feuille blanche, le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d'une tache d'encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchettes, l'orne d'antennes, de pattes, jusqu'à ce qu'il perde sa figure lisible de mot, mué en insecte fantastique, envolé en papillon-fée...
Écrire... C'est le regard accroché, hypnotisé par le reflet de la fenêtre dans l'encrier d'argent, — la fièvre divine qui monte aux joues, au front, tandis qu'une bienheureuse mort glace sur le papier la main qui écrit... Cela veut dire aussi l'oubli de l'heure, la paresse au creux du divan, la débauche d'invention d'où l'on sort courbaturé, abêti, mais déjà récompensé, et porteur de trésors qu'on décharge lentement sur la feuille vierge, dans le petit cirque de lumière qui s'abrite sous la lampe...
Écrire ! verser avec rage toute la sincérité de soi sur le papier tentateur, si vite, si vite que parfois la main lutte et renâcle, surmenée par le dieu impatient qui la guide... et retrouver, le lendemain, à la place du rameau d'or, miraculeusement éclos en une heure flamboyante, une ronce sèche, une fleur avortée...
Écrire ! plaisir et souffrance d'oisifs ! Écrire !... J'éprouve bien, de loin en loin, le besoin, — vif comme la soif en été, — de noter, de peindre... Je prends encore la plume, pour commencer le jeu périlleux et décevant, pour saisir et fixer, sous la pointe double et ployante, le chatoyant, le fugace, le passionnant adjectif... Ce n'est qu'une courte crise, — la démangeaison d'une cicatrice... 
Il faut trop de temps pour écrire ! Et puis, je ne suis pas Balzac, moi... Le conte fragile que j'édifie s'émiette quand le fournisseur sonne, quand le bottier présente sa facture, quand l'avoué téléphone, et l'avocat, quand l'agent théâtral me mande à son bureau pour “un cachet en ville chez des gens tout ce qu'il y a de bien, mais qui n'ont pas pour habitude de payer les prix forts”...
Or, depuis que je vis seule, il a fallu vivre d'abord, divorcer ensuite, et puis continuer à vivre... Tout cela demande une activité, un entêtement incroyables... Et pour arriver où ? N'y a-t-il point pour moi d'autre havre que cette chambre banale, en Louis XVI de camelote, d'autre halte qu'à ce miroir infranchissable où je me bute, front contre front ?...
Demain, c'est dimanche : matinée et soirée à l'Empyrée-Clichy. Deux heures, déjà !... C'est l'heure de dormir, pour une “femme de lettres qui a mal tourné”... »

Colette (1873-1954).

lundi 5 décembre 2016

Le ragtime de Mozart

C'est une pluie d'étoiles incandescentes qui traverse le ciel allemand et le toit de la Philharmonie de Berlin pour venir s'abattre là, sur le podium, devant l'orchestre. Des étoiles rebondissant comme des cascades de braises sur les touches d'un piano. Des étoiles convoquées par la prouesse d'une femme.
Nous sommes le samedi 16 mai 2015, et la jeune pianiste chinoise Yuja Wang, silhouette gainée dans une robe couleur améthyste que j'imagine cousue de quartz, revient à son instrument, soutenue par la clameur du public, à l'issue d'un concert de musique classique. Elle se plie en deux en guise de remerciement puis reprend place avant d'entamer une interprétation endiablée et fulgurante de la Marche Turque de Mozart.

Ses mains battent alors dans l'air avec grâce et précision comme s'il s'agissait pour elle de s'envoler ou de nager avec ses bras seuls. Ses doigts repliés, prêts à enserrer une proie, frappent les touches encore brûlantes du concert achevé. Leur chorégraphie convulsive les fait ressembler à des mandibules d'un insecte égaré et frétillant à la vue, non pas du public, mais de l'instrument, qu'il chercherait à séduire pour le dévorer. Ainsi, les doigts de la pianiste virevoltent au rythme des sons qui s'entrechoquent et s'entremêlent comme des reflets de pierres précieuses. Ce déploiement de lumière rappelle le scintillement incessant d'une mer pénétrée par les rayons obliques d'un soleil de l'Orient, tout juste éclôt de son cocon nocturne.
Les traits du visage de Yuja Wang, doucement tendus et absorbés dans l'exécution de son art presque martial, trahissent une satisfaction tournée en elle d'où le monde est absent. Dans cette Marche Turque se mêlent d'autres marches qui répondent à la première et donnent l'illusion d'une course en se superposant : une course non pas contre le temps, mais avec le temps, d'où l'éclat exclut l'urgence. Et dans ces autres marches, des influences d'époques éloignées les unes des autres dialoguent entre elles. La pianiste nous conte notamment l'histoire d'un Mozart né dans l'Illinois, au temps des prémices du jazz et jouant frénétiquement du ragtime. Conteur lui aussi de cette même mythologie, il faut se souvenir de l'interprète turc Fazil Say, et de sa Fantaisie jazz sur le thème de la marche turque de Mozart.

Quelques années avant ce concert donné à la Philharmonie de Berlin, le photographe Bert Spangemacher avait révélé, avec son art, la part sombre et audacieuse de la pianiste. Ses photographies, prises dans un hôtel de Berlin, lieu de passage, d'exubérance et de perdition, lieu de tous les possibles et de toutes les provocations sans qu'ils aient la marque d'une quelconque identité ou d'un vice quelconque, trempent le classique dans le bain de la modernité et la lumière d'hôpital écartent crûment l'ombre qui peut encore planer au-dessus des œuvres du passé.
Sa robe de pourpre au soleil des néons, son rouge à lèvres prêt à déborder, ses cheveux en bataille ainsi que ses poses immortalisées en instantanés de making of, métamorphosent la pianiste en héroïne des films du hongkongais Wong Kar-wei. Le photographe préfigure, à sa manière, l'enlèvement de Mozart par Yuja Wang, et fait d'elle un ange déchu. Comment ne pas l'imaginer elle, enlaçant le tueur à gages au guidon de sa frêle moto, dans cette ultime échappée, scène finale du film Fallen angel(1), au cours de laquelle le montage fait se succéder un accéléré de la moto puis un ralenti, sur fond d'Only you des Flying Pickets. Dans ce dernier élan, les deux protagonistes cherchent à échapper à leur terrible destinée en même temps qu'ils tentent de déchirer la nuit qui n'a jamais quitté le film. Comment ne pas imaginer aussi Yuja Wang se lancer dans cette Marche Turque comme pour déchirer cette masse d'obscurité(2) qui la côtoie, noyant le flow de la partition par le ruissellement du feu, et imprimant dans l'air les mêmes traînées de lumière que celles figurant sur la pellicule de Wong Kar-wei.
De cette envolée et de cette folle jeunesse, je ne veux cesser de m'inspirer et de la commenter, ici, maintenant et plus tard, lorsque je la croiserai à nouveau, de sa fougue et de sa vitesse, ne négligeant pourtant ni le savoir ni l'émotion, mais les transcendant au contraire dans un vertige et une démesure sous contrôle.

(1) Fallen Angel réalisé par Wong Kar-wei en 1995. 
(2) À la question « How would you characterize the audience at your concerts ? », Yuja Wang répond : « For me, its a mass of blackness when I'm on stage. I try not to think of their presence, only music. » (Interview pour le magazine berlinois Proud, mai 2011)

Yuja Wang by Bert Spangemacher.