mardi 19 août 2014

Le goût du passé

« Ceux qui aiment toutes les femmes sont ceux qui sont en route vers l'abstraction. Ils dépassent ce monde, quoiqu'il y paraisse. Car ils se détournent du particulier, du singulier. L'homme qui fuirait toute idée et toute abstraction, le vrai désespéré, est l'homme d'une seule femme. Par entêtement dans ce visage singulier qui ne peut satisfaire à tout. »*
 
« Je suis de ces âmes que les femmes disent aimer, et qu'elles ne reconnaissent jamais quand elles les rencontrent. »**

Au cours d'un voyage, j'eus l'opportunité de croiser un homme qui habitait le cœur de toutes les femmes qu'il rencontrait. Il me le confia en toute innocence, sans prétention aucune et même avec une pointe d'amertume. En effet, il était convaincu que ce don prodigieux, ce pouvoir qu'il avait non seulement de pénétrer, mais de dénouer les plus infimes secrets des femmes, le privait de tout plaisir charnel avec elles. Si bien qu'il ne pourrait jamais se faire une fierté de ce pouvoir. Bien au contraire.
Habiter leur cœur ne signifiait pas qu'elles fussent amoureuses. Mais qu'elles avaient trouvé en la personne de Joseph, c'était son nom, l'ombre même de leur féminité dans ce qu'elle avait de plus insoupçonnable et d'inavouable. Si bien qu'épouser une ombre, pour ces femmes, était inconcevable, puisque c'était risquer de la voir disparaître en la confondant avec elles-mêmes. Pour l'avoir à leurs côtés, il fallait avoir un œil sur cette ombre et se tenir debout tandis qu'elle s'allongeait derrière elles. Joseph ne s'allongerait donc jamais à leur côté.
Il aurait tout sacrifié pour un seul cœur qui eut l'audace de perdre son précieux confident afin de gagner, un temps seulement, son exclusivité, sa proximité constante, y compris dans un lit. N'ayant eu que peu d'occasions de glisser son ombre à lui sur elles jusqu'à ses trente ans, il s'était persuadé avec les dix nouvelles années écoulées, et peut-être la lassitude de ses espoirs déçus, que le goût de leur peau avait la saveur et le piquant de la moutarde. Mon niveau d'anglais n'étant pas à la hauteur de mes ambitions de journaliste de l'époque, je ne compris pas de suite le mot qu'il prononça en anglais, puisqu'il l'ignorait en français. Joseph était slovène. En revanche je saisis très vite que cela avait un lien avec le goût, puisque ce que je devais deviner était sensé accompagner, agrémenter des mets. J'en déduisis, fort de l'idée de revanche qui s'était peut-être forgée depuis dans son esprit, qu'il voulait assurément manger les femmes. Je lui offris un rire timide qui lui fit comprendre que je n'avais pas saisi la subtilité de son mot et l'encouragea à persévérer dans son explication. Puis quelque chose de plus aiguisé se fit jour derrière le mot 'mastered' que je crus d'abord entendre. Je gratifiai son bon mot d'un sourire complice sans m'attarder sur la poésie de sa trouvaille puisque c'était le moment que j'avais choisi pour le prendre en photo, tentant de profiter de sa diversion engagée dans l'amorce d'un repas qu'il déballait d'un banal sac plastique, pour lui faire oublier le flash qui illumina un instant le compartiment de notre wagon-lit, en pleine nuit.

J'étais pressé de terminer une pellicule qui se fossilisait dans l'appareil, ignorant presque quelles images elle renfermait : de forts soupçons m'inclinaient cependant à penser qu'une nouvelle fois, j'avais tenté de parfaire ma technique de mise au point rapide sur une campagne morne d'un après-midi d'automne avant ce fameux voyage que j'entamais alors. Mon objectif était d'atteindre l'ex-Yougoslavie et nous étions en 1993. Je ne tirai le portrait de Joseph nullement parce que je voyais en lui un personnage de roman, mais de manière bassement matérielle, parce que je souhaitais charger mon appareil d'une cartouche neuve prête à immortaliser un conflit que je me sentais en capacité de couvrir, allant parfois jusqu'à imaginer le stopper par mon seul témoignage et mon talent à le révéler à une élite diplomatique désarmée. Je crois que, du haut de son âge, celui que j'ai atteint aujourd'hui, il sentait mon impatience, ma jeunesse à relever les plus périlleux défis, avec une immaturité triomphante. Et cela l'encouragea à se confier, persuadé que mon glorieux dessein m'occupait tant que je ne l'embarrasserais aucunement avec des questions détournées ou insistantes, voire intéressées, comme s'il se confiait finalement à un confessionnal qui n'eut jamais ponctué sa confession de prière, ni ne l'eut chargé, lui, d'une once de culpabilité par un regard levé au ciel ou un raclement de gorge accusateur.

Quelques vingt années ont passé, et c'est dans l'espoir de faire resurgir l'éclat du passé à travers les images que la mémoire de ces veilles mécaniques retenait jalousement, que j'époussetai mes appareils avant de les vendre, et que je tombai sur cette pellicule, ignorant totalement de quoi elle était composée. Une succession de presque trente photos me transporta dans des paysages flous, sombres, apocalyptiques d'une campagne morte et au bout de cette contrée sans âme, un homme, assis dans un wagon-lit, un casse-croûte dans les mains, surpris en train de parler, immortalisé dans un instant de vérité. Lui, Joseph. Cet homme qui savait tout des femmes. À cette époque, j'ignorais tout d'elles et rien n'était plus éloigné de moi que cette préoccupation que j'associais, au mieux, à une délectable et absconse distraction, au pire, à une vision rangée d'un futur que j'espérais encore lointain. Lorsque je vis sa photo, j'eus le sentiment d'avoir côtoyé, une nuit seulement, un grand frère qu'on m'avait caché, et qu'il m'avait réservé, en quelques phrases ciselées, un condensé de toute son histoire, avant que la fatigue nous contraignît à déplier notre siège de vieux cuir dans le but d'en faire une couchette de fortune, et de dormir quelques heures pour atteindre au petit jour sa ville à lui, Ljubljana, à mi-parcours de ma destination finale.

*Albert Camus, Carnets 1942-1951, Gallimard, 1964.
**Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquilité, 107, page 141, Christian Bourgois Éditeur, 1999. 

vendredi 15 août 2014

L'équilibre

La difficulté, dans l'écriture, est de tenir cet équilibre qui à chaque mot chancelle, entre le 'dire' des choses qui se meuvent et le 'dire' des choses qui se pensent. En cela, il est possible de comparer l'auteur à un acrobate. Et son récit, le souffle de sa vie, risque à tout moment de basculer dans le précipice, de se perdre, de s'interrompre.

Dans « La Stratégie du boomerang », Rafael Chirbes écrit : « Mais c'est là l'essence de notre métier. Poursuivre le tremblement de l'instant où la balance atteint son équilibre, le moment où le roman trouve son aura et brille d'un nombre infini de sens. »

lundi 4 août 2014

Écrire et vivre*

J’arpente le magasin depuis presque trente minutes. Je crois que le vigile a repéré mes allées et venues. Il lit sur mon visage la peur et tout naturellement se persuade que je vais commettre un vol. Son regard n’est pas pour me réconforter dans l’épreuve qui m’attend et que je tarde à relever plus je me convaincs d’être prête. Cette épreuve, c’est une idée de la psychothérapeute.
« Le défi », comme elle l’appelle. Après des mois de travail, me voilà prête à passer à l’acte. Et son idée de romancer le défi me griserait, si je n’avais pas à lutter contre ce filet d’angoisse qui me saisit à l’idée d’être prisonnière de l’ascenseur quelques secondes.
Elle a raison : si je médiatise ma peur, si j’en fais une œuvre d’art, si j’écris au moment où je vis, je vais éloigner ma peur et me concentrer sur la création. Il n’empêche que mon corps cherche un moyen de se dérober, il m’envoie des signaux, passe du froid au chaud et inversement, tremble, bouillonne, compresse mes entrailles, se dissout puis se recompose miraculeusement. Elle m’avait prévenue : j’allais inévitablement revivre le drame, et ne souhaitait pas que j’attaque par l’ascenseur qui m’avait sauvée d’une probable mort. J’ai insisté. Je me suis dit que celui-ci ou un autre, c’était la même chose. Et je sentais, après tout ce temps, que l’heure était venue.

« Les réseaux de l’inconscient sont comme une enfilade de lacs insondables. Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’elle finirait par être effrayée par quelque chose qui l’avait protégée, sauvée de la folie d’un homme. 
De là où elle se tenait, depuis son poste d’observation, au rayon des lunettes de soleil, elle ne pouvait voir la grosse bouche d’acier. Seulement deux ou trois clients en attente de se faire avaler. Son reflet, que lui renvoyaient certaines lunettes, n’était pas suffisamment net pour y déchiffrer les rides de son propre fantôme. Celui qu’elle voulait voir disparaître un jour. »

La décision remonte à mercredi dernier, date de notre dernier rendez-vous. Le lendemain, j’ai appris que Paul Auster venait faire une lecture de son dernier roman, à deux pas d’ici. Celui que je tiens maintenant dans mon sac. Il me donne du courage. J’ai tissé mon propre réseau : le livre de Paul Auster, l’écriture, et les mots que je convoque, pour avoir des armes face aux réseaux de l’inconscient. 
Ce que je n’avais pas prévu c’était la méfiance du vigile : ma main gauche enfouie dans le sac est pour lui, là encore, une attitude suspecte. Ça m’amuse presque de penser qu’il puisse lire en moi des versions d’inhumanité, à l’identique de celui qui m’avait précipité dans ce drame. Je crois que ce serait plus facile d’interpréter, de jouer le monstre de la tuerie que mon propre rôle : une femme qui fuit, qui a peur.
Ce n’est pas seulement le roman de Paul Auster que je tiens là. C’est l’écriture toute entière. Celle qui peut me sauver. Un livre comme un radeau. Je n’y avais pas pensé mais tout naturellement, pour le docteur, ça avait été une évidence. Raconter le drame, c’était extraire la tumeur des événements implacables inscrits en soi, tout en y prenant une certaine satisfaction étourdissante. Plus encore qu’une revanche. Une refondation.

« Aussitôt, lorsqu’elle avait appris qu’il venait, elle avait tout organisé. Le défi serait suivi de sa récompense : la lecture et la dédicace de Paul Auster. Un écrivain motiverait sa précipitation, son engagement dans sa rémission. Elle n’en avait pas parlé à sa psychothérapeute parce qu’elle avait eu peur qu’elle lui dise que l’idée n’était pas bonne. Qu’il fallait le faire sans récompense. Mais puisqu’elle-même était capable de savoir qu’il fallait le faire sans récompense, cette dernière perdrait de son caractère parasitaire. Malgré tout, ça la rassurait de la conserver. »

Lorsque le jeune couple disparaîtra de mon champ de vision, je me lancerai. J’adresse un sourire à la fois au vigile et à mon reflet dans l’espoir de chasser le fantôme qui me fait face, de puiser l’apaisement dans la plante de mes pieds, comme si j’étais un arbre centenaire qu’il fallait déraciner en douceur. 
Un homme passe devant le vigile et m’empêche de voir sa réaction au sourire pacifique que je lui ai lancé. Paul Auster, lui-même. Le regard du vigile, focalisé sur moi, n’a pas décillé, comme si Paul Auster aussi était un fantôme. Et moi j’ai oublié le vigile. L’écrivain s’immisce dans mon défi, précipite ma récompense dans le travail psychanalytique. Que fait-il ici ? Vient-il faire une dédicace dans le magasin ? Vient-il rendre un hommage aux disparus ? Enquête-t-il sur le drame ? A-t-il renversé son café à l’hôtel et cherche-t-il une chemise neuve pour la lecture ?
Tout est figé dans l’interrogation, seul Paul Auster marche. En direction de l’ascenseur. Je ne sais plus si je tremble à cause de Paul Auster ou de ce que je m’apprête à revivre. Je ne sais plus ce que je dois faire, ni pourquoi le faire. Je marche machinalement en direction de Paul Auster, en direction de l’ascenseur et pour se faire, je me rapproche du vigile avant de bifurquer. Je le vois qui chuchote quelques mots à son oreillette en masquant ses lèvres d’une main, mais je n’y accorde pas plus d’importance. Devant moi l’écrivain lance une main dans ses cheveux face à son reflet dépoli que lui renvoie l’ascenseur. À droite de son reflet, le mien. Pas celui de mon fantôme. 

« La grande bouche métallique les attendait. Prêts à disparaître. Et puis une évidence sonna, idéalement synchrone avec la clarine de l’ascenseur qui afficha un ‘zéro’. Elle interpella l’écrivain avec une petite formule de politesse, il se retourna. Elle lui tendit le livre avec sa demande de dédicace au moment précis où les portes s’ouvrirent. L’homme issu d’un autre continent, lui adressa un sourire. Sans le savoir, il allait relever un défi qu’il ignorait. Pire, il allait frôler la mort, si le meurtrier recommençait à tirer. Ils allaient frôler la mort ensemble. Il entra le premier. Puis elle, et les portes se refermèrent… »

*Concours de nouvelles. Thème : Elle entre dans l'ascenseur et les portes se referment...