mercredi 26 février 2014

L'érotisme de Motorama

Un long rideau de steppes glisse sur les traverses de mes paupières et dans ses plis se loge la plainte d'un homme, Vladislav. Elle dit sa peine qu'un horizon se ferme, sa toute naissante nostalgie de ce passé en même temps que la joie qu'il soit en lui pour toujours. Le théâtre de l'instant clôt la beauté de la souffrance du cœur. Elle a maintenant une musique et lorsqu'elle se répand, cette rivière nous porte dans la langeur et la consumation d'un temps infini. Cette musique est un élément naturel, tantôt eau, tantôt végétale. Une rose dans un vase, égarée. Et ses épines sont encore vives bien qu'elle se fane à mesure que les souvenirs forment des synapses. Elle a vécu et elle va vivre encore.
Des notes aiguës comme des petites offrandes en chapelets qui me glissent entre les doigts, et je les regarde tomber, lentement, presque en apesanteur, alors que mon corps frémit de cette échappée. Pourquoi les retenir alors qu'ils révèlent leur éclat dans la chute. Des mouvements du cœur qui sont comme des appels divins, et les corps en restent silencieux alors qu'ils sont livrés à eux-mêmes sans égard pour la belle pensée qui divaguent sur les chemins balisés. Cette belle pensée est en retrait, ébahie, et sa vertu se tapit dans un coin à ne savoir que faire. Un corps à l'abandon chanté par la voix sombre d'un pope, Vladislav. Il rêve qu'il vole, qu'il survole, perclus d'antagonismes, au fond des racines de ses propres croyances. Il est le passe-muraille des églises orthodoxes qu'il croise sur sa route et dans lesquelles il se voit prêcher. Avant qu'il ne les visite, une batterie tachycarde le rappelle à la terre, et les notes du clavier effréné transforment en extrasystoles les cordes qui vibrent dans ces grottes.
À la droite de Vladislav le pope, Airin tremble. La prière d'Airin se fait sur la pointe des pieds, le corps aspiré par la foule. Et dans le ciel de Vladislav, elle avance en battant des jambes, sa nage électrique est toute féminité. Ses rêves à elle naissent dans un balancement de part en part, le regard couvert d'une pudeur cristallisée. Non loin d'eux, l'homme au clavier pose un premier pas précipité d'une course qui n'aura jamais lieu, puis le retire, en autoreverse. Il refait, frénétiquement, sans cesse son départ. Les mélodies, appels de phares au petit jour, éclairent cette vapeur matinale courant au devant des frôlements de nos corps. Un galop d'images se succèdent, et éclaboussent les cymbales, bornes d'une route sans fin. Insidieusement, un souvenir mélancolique se répand dans la mémoire.
Je peux le dire maintenant, j'ai parcouru des steppes en décapotable sous un soleil méditerranéen égaré, moi-même perdu dans le chapitrage de mon propre road-movie. Je suis passé de la lumière chaude aux perles suspendues d'un brouillard et la main sur la pomme froide du levier de vitesse, j'ai accéléré non pour fuir cet espace blanchâtre, mais pour m'y perdre bien plus. Mon dos s'est plaqué au cuir du siège de la décapotable, écrasant les perles en suspension désireuses de se nicher là, à l'abri du vent. Il y eut une propulsion de mon propre corps à l'intérieur de moi. Elle fit naître une seconde fois tout ce que je ressentis précédemment et me déposa au cœur de la nuit. 

Швейцария ⓒ Motorama.

mardi 18 février 2014

Rêves d'or

Rêves d'or de Diego Quemada-Diez (2013)

Titre original : La jaula de oro

Vivre son rêve ou la transfiguration contrainte. Le rêve de Juan, Sara et Samuel est une construction sublimée d'un avenir meilleur, certes, mais qui ne peut se passer d'un terrible sacrifice : celui de son identité, de ses racines, de soi. Pourtant, et c'est le paradoxe de ce rêve déchirant, les signes de leur naissance feront leurs apparitions, en pointillés, sans qu'ils aient un pouvoir de contrôle sur eux, tout au long de ce voyage.
Pour atteindre ce rêve, ces trois adolescents issus des bidonvilles du Guatemala, puis plus tard Chauk du Chiapas, doivent tout quitter. Pire, ils doivent mourir un petit peu, devenir quelqu'un d'autre, changer de visage. Livrer leur folle jeunesse à la poussière des chemins égarés d'un voyage sans retour. Avant même de faire le premier pas, le danger qu'ils préfigurent les grandit. Devenir quelqu'un d'autre, et ne pas laisser une infime parcelle de fragilité à l'ennemi, celui qui tentera de faire obstacle au rêve. La fragilité de Sara, sa féminité, doit être sacrifiée aussi : couper ses cheveux et masquer sa poitrine. Changer de peau. Se fondre parmi la foule des hommes, devenir personne pour avoir la chance de devenir quelqu'un.
Le premier écueil surgit dans les sifflements et les cris d'un monstre d'acier : le train. Première opportunité de départ, premier pas et premier échec. Mais la véritable nature du voyage se dévoile : rien ne s'arrête pour eux, ils doivent tout prendre en route. Ne pas faire un pas, mais faire un saut et à chaque saut, ajuster son rêve en l'amputant d'une étoile sans que le drapeau ne soit vierge de ses astres.
Le drapeau, justement. Ils posent devant lui et sa statue de la Liberté, unique occasion de tenir ce rêve, dans sa nature dépourvue de toute dramaturgie. Il est figé et immortalisé comme l'idée indescriptible et inoffensive du point de mire qui les motive depuis le départ, au bout des rails. Un rail symbolisant le passé, l'autre l'avenir, et s'ils veulent atteindre cet horizon, ces deux rails ne doivent jamais ce croiser.

Paul Virilio écrit : « Où sommes-nous lorsque nous voyageons ? Quel est ce "pays de la vitesse" qui ne se confond jamais avec le milieu traversé ? […] nous sommes emportés, véhiculés, vers un but, un lieu, futur objectif de notre trajet, mais l’ici et maintenant de la rapidité et de son accélération nous échappent bien qu’ils lèsent gravement l’image du milieu parcouru […] les champs animés deviennent cinétiques, et nul ne s’aviserait de confondre ces "séquences" avec leur réalité géographique. »

Tant qu'ils avancent, ils ne sont nulle part. S'arrêter, interrompre le voyage, c'est exister dans un ancrage, c'est renaître et du coup faire revivre sa mauvaise naissance, laisser sortir de terre ses racines. Il n'y a rien d'autre que ce point de mire et cette mise au monde attendue et contrôlée en territoire libre.
Perchés sur le train, ils regardent la misère s'étendre, spectateur de leur propre passé en train de se découdre à l'horizontal, sur les traverses de la voie ferrée, en vue d'un tissage vertical, celui dans lequel Juan glisse ses mains, une grille de fer. Celle de la prison dorée, les États-Unis, tandis que le rêve premier dort au creux d'une conscience éperdue des souffrances impossibles à cicatriser.

Juan, Sara et Chauk.


mardi 11 février 2014

Un petit ciel

Herman Hesse, « Le Loup des steppes »

« L’homme n’est point capable de penser dans une grande mesure, et même le plus cultivé, le plus intelligent d’entre les humains ne voit le monde et surtout ne se voit lui-même qu’à travers les lunettes de formules naïves, simplifiantes et falsificatrices. Car c'est, à ce qu'il paraît, un besoin inné et obligatoire de tous les êtres de se représenter leur moi comme une unité. Aussi fréquemment, aussi profondément que soit ébranlée cette illusion, elle se reforme et se consolide toujours immédiatement. Quand, dans les âmes humaines douées d'une organisation délicate, éclôt la prescience de leur multiplicité, quand elles brisent, comme tous les génies, l'illusion de l'unité individuelle et se sentent une multitude, un faisceau de moi disparates, elles n'ont qu'à l'exprimer pour que la majorité les enferme, appelle au secours la science, constate la schizophrénie et protège l'humanité contre l'appel à la vérité sortant de la bouche de ces malheureux. (...) Par conséquent, lorsqu’un homme s’enhardit à étendre l’unité illusoire de son moi à la dualité, il est déjà presque un génie, ou du moins une rare et intéressante exception. En réalité, aucun moi, même le plus naïf, n’est une unité, mais un monde extrêmement divers, un petit ciel constellé d’astres, un chaos de formes, d’états, de degrés, d’hérédités et de possibilités. Le fait que chacun aspire à considérer ce chaos comme une unité et parle de son moi comme d’une manifestation simple, fixe, nettement délimitée, paraît être une erreur inhérente à tout être humain, même supérieur, une nécessité de la vie comme la nutrition et la respiration. »

dimanche 9 février 2014

Une séparation ou le concept de « porte »

Une séparation de Asghar Farhadi (2011)

« Toujours des murs, toujours des couloirs, toujours des portes. »(1)

Un couple se sépare. C'est le constat d'une fin, d'une limite, d'un absolu infranchissable. D'une impossibilité de concilier, de fondre deux mondes, deux visions du monde, deux élans. Le monde de chacun se resserre, peau de chagrin d'espérances fanées. S'affirmer, exister n'est possible alors qu'en fermant une porte, afin de redéfinir les contours de son monde, de sa vérité, au détriment de celle de l'autre.
Fruit d'un ancrage et d'un positionnement identitaire, la porte fige tout, cloisonne mais rassure. Elle donne l'illusion de tout protéger. Au sein même de l'appartement, pour éloigner Termeh, la fille, des disputes des parents ; pour écarter du danger le grand-père atteint de la maladie d'Alzheimer.
Paradoxalement, alors que Simin et Nader se séparent, et que tous deux s'enferment, Nader doit ouvrir sa porte à une femme pour s'occuper de son père. Et dans l'intérieur de Nader s'infiltre alors un secret qui va précipiter le drame, via sa porte d'entrée : elle va révéler son caractère primitif, et devenir la symbolique du dialogue impossible, de la radicalité. Et plonger les êtres au cœur même de leur vérité figée, inaudible et inconciliable. Tapies derrière les portes, les vérités de chacun sont dissimulées et finissent tôt ou tard par éclater, et s'entre-choquer.
Pour sortir de l'impasse, les couloirs de la justice s'ouvrent, et s'agite là l'ombre du revers de la rue. Le spectre de la loi fait le guet devant des portes qui ne s'ouvrent plus : celles de la prison. Il faut à tout prix trouver une issue pour ne pas condamner son avenir, même s'il faut mentir. Mentir au juge, par exemple. Mais mentir à Dieu est impossible. Enfreindre les préceptes de la religion, c'est se condamner soi-même. Ce que nous protégions devient étrangement une menace et nous contraint à ouvrir notre porte. Sauver l'autre pour nous sauver.
La justice des hommes et la religion s'offrent comme des recours à l'incommunicabilité et aux fractures sociales certes, mais leurs portes n'ont pas de poignées, et cet enfermement est plus douloureux encore que le nôtre. Justice et religion ne font que tisser un nouveau réseau qui décloisonne pour emmurer. La société iranienne est minée de ces séparations interminables et interchangeables, au même titre que toute société qui n'arrive plus à résoudre ses conflits, ses déséquilibres.
Le relais est passé à la génération suivante, incarnée par Termeh, la fille de Simin et Nader. Ayant échoué dans sa tentative de réconcilier ses parents, Termeh se retrouve devant le bureau du juge et doit déterminer avec qui elle veut vivre. Bien plus qu'un choix entre un père et une mère, c'est le choix d'un avenir, d'une façon de voir. C'est le choix d'une porte plutôt qu'une autre et la tenace volonté de les ouvrir toutes. À travers elle se manifeste le déchirant cri d'alarme d'une société qui place dans le cœur de sa jeunesse tous ses espoirs.
Lorsque Simin et Nader attendent la décision de leur fille dans les couloirs de la justice, ils sont d'un côté et de l'autre d'une porte ouverte. Mais un verrou est inscrit en eux, et malgré cette porte ouverte aux possibles, il n'y a pas moyen de se rassembler. Il suffirait que la conscience démêle les barbelés intérieurs et que les limites de l'un s'ajustent à celles de l'autre. Ou bien de faire deux petits pas.

(1) Phrase tirée du film d'Alain Resnais, L'année dernière à Marienbad (1960).

« Nader », Peyman Moadi.


mardi 4 février 2014

Banal

Paul Valéry

« N'oublie pas que tout esprit est façonné par les expériences les plus banales.
Dire qu'un fait est banal, c'est dire qu'il est de ceux qui ont le plus concouru à la formation de tes idées essentielles. »

lundi 3 février 2014

Des gens comme les autres

Des gens comme les autres de Robert Redford (1980)

Titre original : Ordinary People

Lorsque quelque chose vous glisse entre les mains et se brise, une assiette par exemple, il y a deux façons de voir les choses : soit se dire qu'elle peut être recollée au point de ne plus la reconnaître parmi celles intactes ; soit penser qu'elle ne sera jamais plus comme avant, quand bien même a-t-elle une chance de finir fondue parmi la pile des autres. Il en va des petits comme des grands drames.
Les gens comme les autres tentent de survivre aux épreuves de la vie. Et bien qu'ils aient l'apparence de gens ordinaires, qui rient dans les soirées, il faut bien avouer qu'en eux, peut-être, résonne encore le son strident d'une assiette brisée sur le sol.
Calvin, le père de Conrad, lors d'une soirée pleine d'insouciance et de légèreté, lève délicatement le voile couvrant les blessures de la famille. Il ne prend pas de décision, il agit pour son bien. Malgré tout, sans le savoir, cet acte sain sera à l'origine d'une seconde fissure : Beth, son épouse, refuse de se montrer fragile et désapprouve le comportement de Calvin. Un second drame est en marche et cette fois, point de son strident ni de fêlure bruyante : le vernis de la reconstruction, de la tranquillité d'âme se craquelle, et s'infiltre alors l'incompréhension.
La famille cherche son équilibre au-dessus du remous de sa fragile mémoire, et alors que tous sont sur le même fil, voilà qu'il n'est pas tendu à la mesure de chacun. La conscience élabore sa petite stratégie pour vaincre la peur, or cette stratégie compose bien souvent sans l'inconscient. Dans ce cas, sans humilité et sans acceptation de la peur, elle nous mène dans la direction opposée à notre propre bonheur. Pire encore, elle peut télescoper et blesser l'être aimé dans sa saine recherche du paisible et de l'unicité salvatrice.
Conrad, l'adolescent, est l'élément perturbateur et rédempteur à la fois. Témoin direct du drame premier, acteur même, il est le souvenir et la difficile tentative de le dépasser. Son âge, celui du devenir adulte, et la thérapie qu'il a entamée lui offre toutes les opportunités de s'en sortir. Soutenu par cette dernière, il chemine vers la réduction de sa peine, de sa douleur qui le déchirent en deux et que ses parents, pour leur part, ne pourront surmonter que par la séparation. Épaulé par son père qui sait que sauver son fils, c'est sauver la famille entière, il est écarté par sa mère qui doit fuir le foyer ignorant pour l'heure cette leçon : la terrible négation de ses émotions est plus dévastatrice encore que la libération de la souffrance.

Mary Tyler Moore « Beth » et Timothy Hutton « Conrad ».